Traverser le temps et oublier « vieillir »…
Le souvenir est assez précis malgré mon jeune âge d’alors. J’avais quatre ans lors de son dernier souffle.
Je revois sa longue barbe blanche, je lui rendais visite un peu chaque matin. Il était grabataire et les enfants devaient l’embrasser, poussant avec un genou posé sur le matelas pour se hisser sur son lit. J’enfouissais mon visage dans sa barbe fleurie. Les yeux fermés j’aspirais l’odeur du tabac froid largement imprégnée dans ce fouillis tout blanc. C’est d’ailleurs ce souvenir olfactif qui est le plus tenace, chaque fois qu’une bouffée de remugle me vient aux narines, c’est à arci-missiau que je pense instantanément.
Tous les autres membres de ma famille ne m’ont jamais semblé vieux. Soit ils mouraient trop tôt, soit ils présentaient toujours le même âge à mes yeux. Confondus entre jeunesse et vieillesse, maintenus perpétuellement entre deux eaux, leur corps ne semblait pas vouloir choisir. De la sorte, je les croyais éternels…
Fort de cette habitude, je m’épargne de vieillir aussi. Vous l’avez compris, je fais semblant.
J’ai l’impression que mon esprit s’aiguise en vieillissant mais j’évite de me regarder trop longtemps et trop précisément dans une glace pour ne pas me rendre à l’évidence. Je tourne la tête en passant devant une vitrine pour ne plus être surpris par mon profil. N’allez pas croire que je n’assume pas, je m’amuse comme un petit fou à jouer le gamin innocent qui refuse de s’approcher trop près du précipice infernal situé au bout du chemin. Je m’en irai tout jeune et pimpant.
Je vais finir par croire que le bonheur est essentiellement dans le regard malicieux tourné vers les plaisirs marquants. Le refus du réel et des choses qui s’épuisent dans le temps. Me promener entre jeunesse et vieillesse, en évitant d’entrer dans cette dernière phase, entretient mon goût pour les contrastes forts.
J’ai retrouvé la pêche au jardin.
Longtemps «handicapé » par une coxarthrose, je bénis le titane qui se passe de cartilage et redonne vie à la marche sans aucune douleur. Je suis de nouveau accro à la pioche et au râteau. Ils me permettent ainsi de retrouver les plaisirs élémentaires du contact avec la terre nourricière. Il m’arrive, parfois, en creusant un trou, de penser à mon dernier refuge. Alors, je m’agenouille, non pour prier mais pour être plus proche de cette terre féconde, et je tâte. J’écrase des mottes entre mes doigts pour mieux saisir ce que nous sommes. Si près du sol, si peu de chose.
Dans ces moments pleins de vie en pensant à la mort, je voyage beaucoup. J’ai la faculté d’aimer des endroits que je n’ai jamais connus. Des endroits réels que j’imagine et parcours dans une immersion qui me semble authentique. Longtemps, j’ai célébré la brume, le crachin, le froid, en visitant le nord du Canada ou celui de la Suède, seul, perdu dans les rues désertes par une nuit glaciale. Un vécu imaginaire exclusivement. De la sorte, je cultive mes sensations, et m’invente des contrées lointaines où des inconnus traversent la vie, j’ai l’impression de connaître le monde.
Dans le regard de mon arrière-grand père, il me semble avoir lu l’interrogation. Il ne disait rien, ne souriait pas. De la profondeur de ses yeux étonnés m’imaginait-il dans le temps ? Il était bâtisseur, maçon, il avait construit notre maison avec des murs épais façonnés à la terre glaise. J’ignore les images qui lui trottaient dans la tête en imaginant mon futur. Son silence était rempli de questions sans réponses. Qui peut dire une longueur de vie, et les aléas du vivre ? Ça lui trottait dans la tête, j’en suis quasiment certain.
Je crois qu’il aurait aimé savoir…
C’était une fin d’avril, les vacances pascales d’une de mes petites filles, chez minnana et missiau, s’achevaient.
Durant son séjour, elle me suivait partout dans le jardin. J’avais remarqué une trace de pas dans les haricots à peine sortis de terre, je lui en faisais reproche. Vexée, elle a filé chez sa grand-mère pour se plaindre : « Missiau m’accuse sans preuve ! » C’était le jour de ses six ans. Le lendemain, je la regardais ratisser dans un coin à l’ombre. Elle s’est arrêtée un instant et voyant que je l’observais, elle m’adressa : « Là c’est mon poste ! ». Puis, nous avons planté des concombres, des tomates, des aubergines et des courgettes. Des poivrons aussi. Elle était fière s’imposant à l’arrosage : « Tu en fais trop, laisse-moi le tuyau !».
Je n’ai pu m’empêcher de repenser à mon bisaïeul. C’est mon tour d’imaginer Nana dans quelques années. Que fera-t-elle ? Lorsque je lui ai demandé : « Tu te souviendras du jardin ? » « Et comment ! » me répondit-elle sans hésiter. J’étais presque rassuré, nos faiblesses sont nos forces.
Cet après-midi là, c’était le départ, le retour chez elle avec ses parents. Au moment de partir, elle avait disparu. Nous l’avons retrouvée au fond du jardin. Elle était songeuse, le regard figé sur les jeunes plants de tomates. Elle a refusé un instant de sortir du potager en boudant : « Je veux rester ici ! »
Elle sait que bientôt, elle reviendra pour un week-end et nous l’attendrons comme les autres qui débarqueront au temps des cœurs de bœuf, des noires de Crimée et des cornues des Andes…
Nous traversons le temps. Sur les pointillés dont j’abuse dans mes textes, je compte les pas de mes petites filles. La route est tracée avec ces petits cailloux, je les imagine sautillant gaiment à cloche pied, insouciantes.
Plus tard, elles fileront, un autre chemin que je ne connaîtrai jamais, qui les attend.
Je cheminais en suivant les méandres de nos ruisseaux…
J’ai beaucoup fréquenté les rivières…
Je m’en allais au fil de l’eau sur le chemin de la vie, l’embouchure n’est plus très loin, ce sera un petit delta…
Et qui dit que la petite Nana dans 80 ans n’arpentera pas le jardin que son missiau a créé et qu’elle n’écrira pas ses souvenirs en sa compagnie ….
C’est beau cette rivière en fin de texte, passe, passe le temps…
🙂