C’est en entendant quelqu’un lâcher « Aiò !» dans une discussion que cette anecdote m’est revenue à l’esprit.
J’étais dans l’école d’un petit village avec une classe à quatre niveaux. Il y avait toute une palette de profils d’élèves depuis celui en difficulté scolaire massive jusqu’à l’élève autonome et brillant. Ce qui m’avait frappé c’était qu’aucun de ces enfants ne présentait les caractères sévères des enfants de banlieue que j’avais côtoyés durant toute ma carrière. S’il y avait quelques carences affectives classiques, personne n’était déstructuré au point d’être gêné durablement dans sa scolarité. En arrivant chez moi le soir, je me disais que certains avaient un retard scolaire trop important alors qu’ils n’avaient rien. Rien, qui puisse expliquer ce retard sinon qu’on les avait laissés couler par manque de « métier ». Dans ces villages les jeunes enseignants défilaient en sortant du centre de formation. Ils étaient là en attendant mieux, le plus souvent pour très peu de temps, un an ou deux. Certains, très rarement, séjournaient plus longtemps pour emmagasiner quelques points de barème et viser plus juste lors de leur demande de mutation. Cette instabilité du personnel alliée aux premiers pas dans l’enseignement, n’était pas du meilleur aloi. Tout le monde se débattait comme il pouvait, de l’enfant en difficulté à l’enseignant désarmé face à l’incompréhension qu’il était bien incapable de gérer. C’était la faute à personne, même pas à l’institution qui entretenait le système. Il m’arrivait de penser qu’un bon vieil instituteur de campagne comme un médecin de famille aurait probablement tiré vers le haut tous ces enfants.
Cette détresse m’a sauté aux yeux. Par expérience de la rééducation, je n’avais jamais enseigné dans une classe jusque-là, je cernais rapidement chaque cas. Je savais qui aurait besoin d’un « coup d’orthophonie », qui avait besoin de revoir les fondamentaux, qui de plus de fermeté, qui devait passer par une collaboration serrée avec les parents dont le besoin de guidance était manifeste…
La tâche semblait colossale mais à constater à quel point ces enfants étaient attachants, prêts à vous suivre au bout du monde, l’aventure était exaltante. Seul bémol, moi aussi, j’étais de passage pour un an. Il ne me restait plus qu’à tenter d’éveiller les esprits en multipliant les contacts avec les parents afin qu’ils prennent conscience de leur implication nécessaire une fois éclairés et rassurés.
J’avais placé devant moi, au premier rang, une petite fille adorable qui avait pris un retard considérable. Sa bonne volonté ne lui suffisait plus tant ses carences étaient multiples et massives. Mon objectif avec elle était de limiter la casse dans l’année et de consolider quelques acquis. Elle était noyée dans le désespoir au point de cultiver l’échec. La moindre réussite devenait surprenante et même suspecte dans son esprit. Il fallait la déprogrammer dans un premier temps puis lui donner le goût des petites victoires. Je ne mettais aucun signe qui ressemble à une note sur son cahier. Je lui expliquais toutes ses erreurs par écrit pour qu’elle lise un peu et s’habitue à comprendre des structures de phrases qui ne lui étaient pas familières. J’incluais des concepts de base, nouveaux pour elle alors qu’ils auraient dû être acquis à l’âge de six ans, et je vérifiais oralement ce qu’elle en retenait… Habituée à l’échec, abandonnée à son sort, c’était très dur pour elle.
Un jour, elle m’appelle à sa table. Elle avait remarqué que tous les autres étaient occupés. Je m’assois face à elle, une habitude prise au cours de mes séances de rééducation, et sans hésiter elle me dit : « Maître, regardez mon cahier, pas un bien… Aiò ! Mettez-moi un Très Bien quelque part, ça me fera plaisir. » Cet « Aiò », une sorte de « S’il vous plait qui implore », a résonné comme une détresse. A ce moment précis, c’était elle l’adulte et moi l’enfant. Dans une énorme empathie, j’ai compris que son envie était une nécessité et que je devais impérativement répondre à sa demande. D’aucuns auraient ri. C’était très sérieux, je dirais même vital pour elle.
Ses yeux et son visage mi- tristes, mi- interrogateurs, étaient braqués sur moi. Je lui ai promis que je le ferai. Mais avant, je lui proposerai un petit exercice et s’il était réussi, je tiendrais ma promesse. L’exercice était sur mesure, fabriqué pour elle à partir de quelques éléments que nous avions vus ensemble. J’étais certain de sa réussite.
Fière, elle m’a souri puis elle a tendu son cahier vers les autres en disant : « Mì !* Regardez, le maître m’a mis un très bien majuscule… » Puis, elle s’est mise à rire. Ce fut pour moi aussi, un moment de bonheur. L’école c’est la vie et non la vie l’école… on l’oublie trop souvent.
J’ignore si cette fille s’en souvient encore. Elle fait partie de mes amis Facebook, peut-être se reconnaitra-t-elle ?
Et dans ce cas, je lui dis « Aiò ! Chut ! Ne te dévoile pas, c’est notre secret ! »
* « Mì ! » comme « Aiò ! » sont des interjections courantes dans nos discussions en langue corse. La première signifie « regarde » et l’autre dans le cas qui nous intéresse « s’il te plait » accompagné d’une pointe d’insistance qui implore ou supplie.
Enfant et même adolescent, j’ai croisé deux ou trois « maîtres » de cette essence dans des circonstances comparables. J’ai retrouvé l’un d’eux, Mr Bahuchet, quinze ans plus tard, dirigeant un groupe de classes pour enfants en difficultés. Jamais cet homme n’avait moqué mes graves faiblesses en maths héritées de quelques marches ratée pendant une période troublée de mon parcours. Au contraire, il soulignait les rares victoires.
Plusieurs décennies après il reste mon maître es-humanité.
On l’aura compris … à vous relire.
Bien à vous
Vrai Simon, l’école est faite pour le enfants, pas l’inverse.
Quel plaisir de lire cette note, je m’y retrouve dans mon approche en ateliers ;-)) et là, en moi, un sourire comme celui-lui qui a sans doute éclairé, toi et la petiote … Merci Simon pour ces partages et cette attention qui émane en ces mots, dans les photos partagée sur FB …