Une étrange nuit.

C’est en bidouillant cette image du village de Lévie, prise une fin d’après-midi, pour chercher un effet dramatique, que j’ai été chatouillé par l’anecdote qui suit.

Cela est revenu de très loin.
Je devais avoir dix-sept ans, je finissais de me construire un réservoir d’émotions. Je testais la partie frissons, sueurs froides et peurs en tous genres. C’était ainsi que je jardinais les contrastes de la vie en cultivant les plaisirs, concomitamment avec les émotions contraires, aussi loin que je pouvais, pour mieux apprécier le bon côté des choses. Les moments de fortes frayeurs m’assuraient un plus haut degré dans les sensations antagonistes. Cela m’a valu une grande sensibilité dans les choses de la vie tout au long de mon voyage. Je pense pouvoir, presque sur commande, augmenter l’intensité de mes réactions, agréables ou non, au gré de ma volonté. C’est de la sorte que je parviens à sublimer mes plaisirs. J’adore le crescendo et l’abandon de tout contrôle lorsque l’appel de mes sens le commande.

A cet âge, déjà grand garçon, j’avais bonne réputation, on me disait « enfant modèle ». Réputation bonne ou mauvaise peut vous poursuivre à vie, à tort ou à raison. Je me construisais en secret, personne n’imaginait que mes sorties nocturnes en solitaire n’étaient que recherche de fortes émotions. Seul dans la nuit, dans l’ignorance totale des autres, sans secours possible, amplifie la prise de risque même si ce risque n’est pas bien grand…

J’avais appris à jouer au bridge et pour rien au monde, je n’aurais manqué la partie d’après diner dans le bar du progrès situé dans la rue principale assez éloignée de mon quartier. Mes partenaires de jeu étaient des gens beaucoup plus âgés que moi de plus d’une vingtaine d’années au moins. J’étais le seul de mon âge.
Après la partie du soir, j’attendais, bien après minuit, l’extinction des lampadaires du village pour rentrer chez moi. Je quittais le bar à ce moment, en suivant le chemin le plus long qui m’obligeait à passer devant la grille du cimetière. Là, je m’arrêtais longuement pour faire monter puissamment le frisson. Un épisode que j’ai détaillé dans le texte « Balade en novembre après minuit ». Je choisissais surtout les nuits de temps froid, de temps pluvieux ou de fortes bourrasques, des intempéries qui dramatisaient le décor.

Le souvenir qui a surgit, presque aussitôt, en voyant l’image en titre, assombrie pour suggérer la nuit, fut celui de Marco u longu (Marco le long, plus grand que la moyenne des habitants du village, vous l’avez compris). L’homme était connu, outre sa notoriété civile de premier adjoint et sa gentillesse, pour sa polydactylie. Il avait un sixième pouce qui avait bourgeonné sur l’original, en plus petit. Il comptait en base douze lorsque les autres chiffraient en dizaines.
Cela ne laissait pas les enfants indifférents qui s’interrogeaient sans rien dire, vaguement effrayés par cette curiosité.

C’était un passionné de jeux de cartes. Il rentrait très tard, après minuit, aussi.
Un jour, il me raconta une aventure dont je n’ai jamais su si c’était réalité ou fiction.
Il rentrait chez lui, quartier Navaggia, vers deux ou trois heures du matin en suivant le même trajet que moi, nous étions voisins, lorsqu’il entendit une musique vers l’Olmiccia. Sur le champ, il décida de s’y rendre pour prolonger sa nuit. Il n’avait pas sommeil et s’écarta de son chemin. Plus il approchait de l’endroit visé et plus la musique s’éloignait jusqu’à l’entendre exactement au niveau des maisons de l’Insoritu que l’on voit sur la photo. Il y avait deux bars. Tous les deux étaient fermés, il rebroussa chemin pour regagner sa demeure. Ça faisait une belle trotte.
Intrigué par cette musique qu’il n’avait pas réussi à localiser, il se questionnait chemin faisant.
Avait-il rêvé ? Etait-il fatigué au point d’entendre des sons ? Tout son chemin se poursuivit en interrogations sans réponses. Il ne se passa plus rien jusqu’à sa porte.
Et là, me dit-il, j’entre chez moi, je me retourne pour fermer la porte et je reçois une retentissante paire de gifles. Je n’ai entendu ni vu personne. Je suis resté interloqué un long moment sans refermer la porte…
Il n’ajouta plus rien comme s’il voulait me laisser devant cette énigme, à m’interroger aussi.
J’étais suspendu entre incrédulité et mystère, entre rire et peur, mais également entre lard ou cochon.
L’incertitude et le doute m’avaient noyé dans l’incompréhension, je mélangeais tout, le possible et le probable brouillés par une frontière ténue.

J’étais pourtant déjà branché sur le rationnel mais j’avoue que cette histoire m’avait laissé perplexe.
S’était-il amusé à la raconter pour me faire peur ? Pour me dissuader de rentrer tard ?
Je sais qu’il l’a racontée à d’autres. Malgré mes efforts pour tenter de trouver une explication à cette arnaque ou réalité inexplicable, je n’étais plus très rassuré en rentrant si tard chez moi.
A partir de ce jour, tous mes retours nocturnes s’effectuaient avec un crescendo jamais connu jusque-là.
En augmentant ma dose d’adrénaline, je venais de franchir un cap nettement plus intense.
Mes fins de parcours se terminaient au sprint après avoir poussé mes sensations au paroxysme.
J’avais une musiquette dans la tête, plus jamais, je ne descendis ce parcours après minuit dans l’insouciance et le contrôle de mes émotions éprouvantes à défaut d’épouvante.

L’étrange nuit évoquée par Marco, installa dans mon esprit une étrange atmosphère.

Cependant, j’ai poursuivi mes nuits de bridge, le plaisir l’emportait largement sur la peur.
Je n’en parlais à personne.

Voilà comment une banale transformation d’image engendre la remontée soudaine de souvenirs anciens qui tiennent une part infime dans le cours de ma vie.

Marco, l’homme au chapeau.
La descente vers la Navaggia.

6 Comments

  1. Il vous a en tout cas augmenté le plaisir d’avoir peur 😉
    Belles images, en voyant la première j’ai pensé que c’était un paysage à nuit de mazzeri 😉

    1. C’est souvent en bidouillant mes images que l’inspiration surgit.
      Oui, son récit énigmatique, pour un rationnel, avait semé le doute en augmentant toutes les sensations.

  2. en base 12 ? ça évoque ce que nous appelions les « maths modernes » en fin de cycle scolaire 🙂 les poussées d’adrénaline sont excellentes pour l’imagination mais boudioù que cette photo est belle !

    1. Pour expliquer la base dix, on pouvait passer par d’autres bases plus basses, cela permettait de comprendre le principe, c’était amusant. Si c’est bien conduit.
      Il avait douze doigts.
      Les contrastes et les émotions, c’est toute ma vie, ma philosovie.
      Je m’évertue à extraire toutes les saveurs qui viennent à moi, je m’use pour partir lessivé, en lambeaux, pas astiqué 😉

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