Là où chantait une fontaine…

Rien.
Pas de vacarme saisonnier, pas de tintamarre printanier.
On n’entendait jamais ce bruit lancinant d’une machine qui s’emballe pour s’attaquer à des ronces rebelles et résistantes.
Personne n’avait jamais entendu la rage éraillée et crispante d’une débroussailleuse.
Faux, faucilles, serpes, serpettes et « rustaghji » * étaient déjà passées par les chemins bien avant le printemps. Elles attendaient dans un coin de la cave, toujours à portée de main, prêtes, la lame bien limée ou battue au marteau, à donner la réplique aux herbes folles en regain*.
La voie menant aux jardins qui cernaient le village, et aux vergers périphériques, restait ouverte en permanence, bien entretenue, praticable en toute saison, la vie d’une famille en dépendait fortement.
Le coteau garni de noyers cinquantenaires qui surplombait le ru de Funtanedda, et l’oliveraie de Savalè étaient accessibles toute l’année laissant quelques refuges aux belettes, aux tortues et aux hérissons.
Les merles et les grives abondaient et se gavaient d’olives bien juteuses passant leurs hivers à s’enduire le gosier d’huile vierge fruitée après une simple pression à froid, à coups de bec…
La vie chantante et remuante battait son plein de janvier à décembre.

C’était derrière ces maisons.

Tout au fond du village, derrière les dernières petites maisons de la Navaggia c’était le calme.
La vie s’était organisée autour de l’eau.
Un petit monde s’affairait devant les fontaines.

Rares étaient les tuyaux qui franchissaient le mur d’une habitation. Pas de robinet au foyer mais des jaillissements tout proches. Celui de Piazza di Coddu, pour la consommation courante et la toilette, desservait tout le quartier.
Son gargouillis permanent ne se perdait pas dans la nature, il alimentait les bassins en contrebas. Sa petite vasque faisait office de piscine pour nos jeux de scaphandriers. Des petits personnages avec une cloche étanche sur la tête nous éveillaient aux lois de la physique sans faire de leçon. Un empirisme spontané nous permettait de comprendre la fonction de la bulle d’air pour surnager. Parfois nous faisions des essais avec nos petits voiliers en férule sèche. Nous les testions dans cette cuvette, pour vérifier leur flottabilité avant d’aller à la rivière tenter une plus grande aventure.
Le point d’eau était lieu de rencontres quotidiennes pour le monde de la Navaggia.

Le bassin du jardin, en remplissage perpétuel, débordait et son trop-plein plongeait dans une rigole naturelle. Un filet vif dévalait la pente à flanc de terrasses cultivées, il pouvait être détourné à tout moment pour irriguer les plantations estivales.
La technique était rudimentaire mais très efficace. Pour diriger cette eau vagabonde vers les planches ensemencées, il suffisait d’établir, à la houe, un barrage au niveau souhaité pour orienter  la coulée. Chaque rangée de légumes recevait son irrigation grâce à des monceaux de terre humide, petits barrages directionnels aussitôt détruits, repoussés un peu plus loin pour changer de sillon.
L’arrosage terminé, le système détourné, l’onde reprenait sa course folle vers la rivière en contrebas.
Tout en méandres, parmi les herbes où le chiendent poussait en abondance, le gargouillis doux et mélodieux de l’eau vive réjouissait grenouilles et tritons, boutons d’or et cresson, avant de plonger vers la Tippa, la traverser pour se mêler à l’amont du Fiumiccicoli.
Le bassin de rétention faisait aussi fonction de lavoir sans polluer l’eau constamment renouvelée. Le linge était frotté avec du savon de Marseille avant d’être brossé puis battu en mode lavandière sur le rebord élargi et rainuré, façonné en pente à cet effet.
Les plantes ne s’en plaignaient pas, les récoltes étaient abondantes et les fruitiers tendaient leurs branches dont les plus basses servaient les enfants. J’ai souvenir de ces offrandes et des sourires engendrés. Dans le même petit jardin, on y trouvait cerisier, poirier, pommier, pruniers quetsche et reine Claude, groseilliers, fraisiers à profusion et des pieds de vigne.

Au mois d’août, les mésanges bleues, comme les charbonnières, en bisbille avec toutes sortes de fauvettes se disputaient les poires Williams.  Il suffisait d’un peu d’imagination pour les entendre, avec leur accent particulier, s’approprier un fruit bien mûr : « Non, n’approche pas ! Celui-ci est à moi ! Ne t’approche pas sinon gare à tes plumes !».
Assis au pied de l’arbre parmi les herbes hautes oubliées, j’assistais à leurs chamailleries en rêvant… puis réalisant qu’elles finiraient par tout saccager malgré leurs petits becs et leurs coups de pioche minimalistes, je me levais d’un coup pour stopper le gavage.
Ignorant le gaspillage, elles attaquaient une poire dont le mélange de rouge et de jaune leur paraissait de bon aloi, avant de passer à la suivante qui leur semblait plus juteuse. De la sorte, de nombreux fruits portaient les stigmates de leur passage comme poinçonnées par un contrôleur de service.
Je me souviens très bien de ces attaques incessantes contre le poirier. Les merles et les geais avec leur bec puissant étaient bien plus ravageurs laissant une estampille plus profonde.  
Il fallait bien penser à notre consommation familiale. C’était grand-mère qui décidait du jour de la récolte. Le panier s’emplissait de beaux fruits prêts à être croqués, de fruits verts aussi pour leur épargrer les futures attaques. Ils mûrissaient lentement dans un coin de la cave.
Les traumatisés, martyrisés par les coups de pioches des mésanges gloutonnes s’entassaient dans une autre corbeille pour éviter le tri et finir en compote dans la soirée au coin du feu.

En cette saison, depuis mon point stratégique en contre-plongée, j’observais les oiseaux.
Je réalise pourquoi je les guette encore pour leur tirer le portrait. C’est une vieille et longue histoire entre nous. Une complicité qui date et dont je prends conscience aujourd’hui.

C’étaient mes jeunes années.
Cet univers n’existe plus.
Les jardins ont disparu, les vergers à l’abandon sont devenus sauvages.
La nature qui a horreur du vide a repris ses droits, les ronciers ont envahi les lieux, aujourd’hui impraticables.
Le quartier est presque désert et s’est accommodé de l’air du temps.
On soupire : Ah ! Tu te souviens, c’était le bon temps ! Quelques rares personnes que l’on peut compter sur les doigts d’une main sont toujours dans les mêmes chaumières.
Je goûte le plaisir de rester éternellement un gamin et cette faculté de vivre le présent avec le regard tourné vers le passé, me promène encore vers Funtanedda qui a rendu l’âme.
Une source d’eau fraîche où, l’été, nous remplissions nos cruches à l’approche de midi.

Le monde était paisible, aujourd’hui on surveille le ciel avec inquiétude et certains s’imaginent déjà quelques ogives destructrices qui crèvent les nuages et s’abattent dans un fracas monstrueux sur l’innocence terrestre…

La fontaine de Piazza di Coddu ne chante plus, un signe prémonitoire…
J’imagine l’inscription : « Ci git a funtana di Piazza di Coddu »
Il manque une croix et quelques fleurs, elle ressemble à une tombe.

*Rustaghji = una rustaghja = une serpe à long manche pour attaquer les ronciers.

Le regain, c’est la repousse de l’herbe après une première fauchaison.

Prémonition, deux ogives…

1 Comments

  1. Très beau récit d’un temps révolu…
    Dans quelques années un enfant le lira et demandera à son père : « c’est quoi une fontaine ? »

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