Le dos du poulet.

Non, ne riez pas, pour une fois c’est une affaire sérieuse.

Une très vieille affaire qui date de mon enfance et qui perdure aujourd’hui.

Le poulet, nous ne l’achetions pas chez Casino ni chez le boucher, il venait directement du poulailler familial, élevé à cet effet. Une jeune géline ou jeune gallinacée moins en chair que ceux d’aujourd’hui puisqu’élevée en totale liberté.

Rôtir un poulet dans l’âtre familial était réservé à un jour de fête, plus communément c’était repas dominical, une fois tous les trois ou quatre mois, pas toutes les semaines.

Je me souviens de ma communion, jour sacré s’il en est, et de grande réception. Un jour qui réunissait toute la famille, à l’église puis devant la table de la chaumière transformée en chère* festive amplement garnie de bonnes choses.

La maisonnée faisait le plein avec toute la famille, oncles, tantes et cousins venus des villages environnants, et certains amis proches.

Depuis l’aube, des poulets rôtissaient dans la cheminée à bonne distance des braises, une dizaine me semble-t-il pour nourrir le beau monde endimanché, cravaté pour les hommes, tout en dentelle blanche pour les femmes.
Grand-mère Battine était à la broche, le visage rougi par la chaleur, tournant inlassablement les quatre ou cinq volailles embrochées. Elle arrosait à la louche et récoltait le jus dégoulinant dans des plats placés juste sous les poulets. Elle oignait encore et encore jusqu’à croustille, jusqu’à obtenir une peau bien dorée et craquante.
Cela prenait un temps fou, la première embrochée terminée, il fallait engager la deuxième.
Tous les autres se pomponnaient, s’admiraient devant le miroir, jugeant de l’effet qu’ils produiraient aux yeux du monde au moment d’aller à la messe. Sur le chemin, ce n’étaient que courbettes pas trop basses, sans dire un mot en espérant avoir épaté les villageois de rencontre dominicale.
Bref, les communiants étaient aux anges avec leur cierge démesuré à la main et leur aube blanche bien repassée pour la circonstance.
Tous les autres étaient enchantés de pouvoir festoyer en tenue d’apparat qui passait le plus sombre de son temps dans l’obscurité d’une armoire.

Grand-père ne voyait plus très bien. Il avait sa place attitrée autour de la table, signait le pain avant de le couper pour en distribuer des tranches à chacun.
Au moment du poulet, c’était un rituel. Tout le monde savait sa préférence. Il attendait et encourageait chaque convive à se servir de blanc, de cuisses, il se contentait des rebuts.

Les ailes, lorsqu’il en restait, le cou et le dos du poulet, qu’il appelait « la carcasse » avec la charpente osseuse, constituaient ses morceaux préférés.
Je le regardais s’attaquer à la peau dorsale croustillante à souhaits, puis au croupion qu’il suçait puis aspirait comme le ferait un amateur d’ortolans chauds, à l’abri d’une serviette posée sur la tête. Cela m’évoquait le même plaisir épicurien.
Il se léchait les babines pour ne pas perdre le moindre bout de gras sur le bord des lèvres. Le sot-l’y-laisse, au nom méconnu à l’époque, grand-père le retirait délicatement entre deux doigts, pinçait un peu de poivre noir dans le petit tiroir du moulin pour le semer ça et là, laissait choir quelques grains de sel mi-gros puis fermait les yeux. Comme le curé au beau milieu de l’office, il semblait montrer sa pastille à l’assemblée et la croquait longuement pour savourer ce que l’ignorant néglige.
Dans la foulée, il rognait les os, croquait le cartilage, détachait le moindre débris de chair resté accroché par ci, par là. Il se reléchait les babines appréciant le thym et le romarin également cuits, incrustés dans la peau.
Si d’aventure un autre dos traînait dans le plat de service, il interrogeait pour le savoir, le voilà qui raclait derechef, suçant bruyamment tout ce qui pouvait être aspiré, encore présent sur les os.

En le regardant, je découvrais le plaisir des bas morceaux et m’imaginais faire comme lui. J’anticipais mon plaisir de sucer et de croquer tout ce que les autres évitent de manger.
Il agissait de la même manière avec les truites frites, il croquait la tête, la queue et la peau craquante, finissant par sucer le peigne formé par l’arête principale. Les autres se régalaient de chair fine.

J’étais fasciné par sa gourmandise de tout ce que les autres créatures évitaient, je pensais qu’il devait y avoir un secret caché, ignoré de tous.
Personne ne pouvait s’imaginer que j’étais attentif à ce gourmet, pourtant gourmand avide et goulu, qui se devine généralement à l’état de sa serviette.
Il agissait ainsi chaque samedi, jour de repos, après avoir bûcheronné toute la semaine en forêt.
J’avais l’impression qu’il faisait le plein d’épicurisme, sublimant le carpe diem avant de repartir loin de son foyer, la semaine suivante.

Sans le savoir, grand-père affichait son plaisir rabelaisien sans être gargantuesque.

J’adore m’attaquer au dos du poulet, c’est mon morceau préféré, mais je n’ai jamais réussi à m’accommoder de la tête de la truite… Ce n’est pas un goût inné mais une pratique acquise à force d’observer mon aïeul qui dévorait la vie, les jours où nous étions tous réunis à table.

Le poulet a bon dos, je vous l’assure au premier comme second degré, on peut y faire tout un plat et philosopher le plus sérieusement du monde.

Grand-père n’avait pas bon œil mais son regard voyait loin.

*Chère = nourriture, repas

4 Comments

  1. Un gourmet votre grand-père ! 🙂
    Il m’arrive de faire un plat composé uniquement d’ailes, bien croustillantes et parsemées d’ail et persil.

  2. Vous êtes une gourmette, alors !
    Dans un magasin, je regardais des ailerons de dinde, un homme à côté me dit : « Ça je l’achète pour le chien ! »
    Une incision pour faire une poche, puis fourrés à l’ail et l’échalote finement ciselés, quelques débris de laurier, du sel et du poivre. Une longue cuisson dans un peu d’huile d’olive dans une cocotte jusqu’à croustille.
    Vous pincez l’aileron avec vos dents, vous tirez sur l’os et tout ce fondant se promène entre langue et palais, fermez les yeux et laissez voyager votre esprit. Allez jusqu’au paradis puis revenez sur terre, un autre voyage vous attend, préparez-le… et voyagez encore. 😉

  3. Ah ! le sort réservé aux dos ou carcasses selon les familles, les générations et le genre parfois de qui s’en charge. Bourdieu pourrait tenir des pages sur ce thème et tu aurais des choses à lui dire..
    Je connais la version chaleureuse que tu nous rapportes si bien et avec une grande tendresse.
    Je la connais pour aimer la pratiquer moi même, peau, croupion, herbes, cartilages et le reste.
    Plus encore, jamais je ne le fais sans penser à ceux qui me l’ont fait découvrir par leur propre pratique. Je pense à un grand père qui pratiquait par goût et à deux femmes qui pratiquaient je crois « pour laisser le meilleur » aux autres et soucis de « ne pas gâcher ».
    Mais désormais ma pratique est presque honteuse et trop souvent retenue car elle choque une partie de mes proches pour un tas de raisons qu’il n’est pas utile de rapporter ici. Or leur malaise me gâche le plaisir.
    C’est te dire combien ton évocation me ravit à plus d’un titre
    A te relire.

    1. Je te rejoins parfaitement et c’est pourquoi j’ai parlé de l’état de la serviette et non des doigts ou tout autre endroit pouvant trahir comportement de cochon 😉
      Je passe par-dessus tout cela et c’est un art aussi que de le faire accepter.
      Quant à Bourdieu, Monique la québécoise disait que j’invalidais souvent sa théorie, je l’ignorais avant qu’elle me le fasse remarquer.
      Merci Gaëtan.

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