Titre :lire Arkigna.
Mon ami Antoine m’a invité à faire un tour dans sa propriété d’Archigna. Cette vallée que j’ai un peu courue étant jeune et que surplombe désormais ma petite maison si proche du maquis. J’ai fait un bond dans le souvenir.
La dernière fois que je suis passé près d’ici, c’était avec mon frère. Il y a quelques années déjà. Nous refaisions le trajet de pêche de notre jeunesse. Histoire de tester notre état physique et revivre ces moments à parcourir la rivière en sautant de pierre en pierre au ras de l’onde filante tout en évitant d’y plonger le pied. C’est ce jour-là que j’ai compris que nous avions passé une étape importante. Nos silhouettes se sont massifiées et la légèreté de nos pas traîne désormais un boulet. Comme naguère, Sylvain filait devant moi. Je le regardais enjamber péniblement une étroite coulée pour gagner le rocher suivant. Il se retournait quelques fois comme s’il m’interrogeait du regard pour savoir si j’avais remarqué le passage de l’âge ou si j’avais quelque réaction à son égard. Je m’étais arrêté un instant pour constater qu’il reprenait son souffle. Il s’appuyait contre un arbre qui, pris de pitié, se penchait pour le soutenir. L’œil discret par pudeur en disait long, nous nous étions compris. Il était inutile d’aller plus loin comme au temps de notre insouciance. Nous nous sommes assis sur un grand bloc de granit qui sortait de l’eau et refaisait surface sur les deux rives comme s’il avait été coupé en deux par le courant. Là, la rivière était paisible et d’une limpidité qui n’annonçait rien de bon pour la pêche. De nombreuses truites flottaient entre deux eaux dans une immobilité parfaite. Nous savions qu’avec une visibilité pareille, elles étaient plus en villégiature qu’en chasse. Et nous, devenus plus sages avec le temps, commandés par la force des choses, nous avions compris qu’il était plus prudent de se poser là. Attendre pour rien, plutôt que courir le risque que notre état du moment ne nous permettait plus d’affronter. Tout cela était machinal comme si nous avions honte d’avouer ce constat. C’était bien fini pour nous. Nous avions perdu les capacités d’aller si loin de tout, par roches et maquis, par escalades et acrobaties sur les parois abruptes d’un canyon, un parcours qui demande une bonne condition physique. Nous avions posé nos musettes pour l’inévitable « spuntinu* ». Nos lignes désespérément tranquilles pouvaient rester des heures sans intéresser le moindre poisson dont l’attitude d’indifférence n’avait l’ombre d’un doute.
Comme un signe, nous nous étions posés là où l’onde était si transparente qu’on pouvait lire sur le fond du ruisseau comme au fond de nous mêmes. Entre deux bouchées de saucisson, nous relevions la canne pour vérifier si l’appât était encore là. Par habitude seulement. La macrostigma* se promenait en évitant de se cogner contre le fil et nous aurait même fait un clin d’œil à défaut de pied de nez.
Nous avons évoqué notre enfance, les pêches mouvementées avec notre oncle braconnier notable qui n’a probablement jamais connu le permis de pêche. Ou très peu, juste pour la forme. Nous étions tout près de l’endroit de notre arrivée le matin pour refaire le parcours inverse alors que naguère nous faisions un circuit. Nous effectuions une grande boucle sans jamais passer au même endroit.
Pendant que nous dégustions les œufs frits des deux côtés, bien poivrés, fourrés dans un demi pain qui nous rappelaient notre grand-mère, un échassier blanc atterrissait devant nous, sans se poser, reprenant aussitôt son envol, surpris de nous voir ici. C’était la première fois que nous faisions une telle rencontre. Nous avons gardé cette image comme un signe, un signe du temps qui passe : un atterrissage suivi d’un envol pour rappeler l’ici et l’ailleurs, l’avant et l’après. Les ailes déployées, un long cou, de longues pattes, une blancheur surprenante, un flottement de quelques instants entre ciel et terre. Et puis plus rien. Une allégorie vivante du sens de la vie, un condensé qui nous a sauté aux yeux. Un regard réciproque puis un sourire et la résignation devant ce pouvoir de la vie qui file pour voir au bout, le visage inconnu d’un ailleurs, d’un autre monde aléatoire…
Nous sommes rentrés bredouilles, la seule fois, je crois. Bredouilles et chargés de la certitude de dire adieu à la rivière de notre enfance. Nous n’irons plus la voir scintiller au soleil levant, ni l’entendre chanter pour nous indiquer une bonne coulée habitée de truites en chasse. Nous partions alors qu’il faisait encore nuit, bien longtemps avant le lever du soleil. Un léger vent froid nous saisissait lorsque nous approchions de l’eau, les feuilles des aulnes glutineux frémissaient, libérant une sorte de froissement continu : la voix matinale de la brise. Les rayons rasants, alors que nous déployions nos cannes, nous caressaient le visage et nous promettaient un peu de chaleur, plus tard. Et puis le plaisir d’être ici, perdus très loin de chez nous, seuls au monde, livrés à la nature et avec l’espoir de faire une bonne pêche. Grand-mère nous attendait, fière de notre récolte. Elle glissait un bout de lard dans le ventre de quelques truites puis les faisait griller dans la cheminée prenant soin de les tourner sans arrêt pour que la graisse se promène sur la peau craquelée et croustillante. Les autres étaient bonnes pour une friture à l’ail et au vinaigre… Il nous reste les images, le souvenir. C’est fini ! L’amont du Fiumiccicoli est devenu un rêve, désormais.
Arrivé dans la propriété, j’ai revu Marco et Denise. Elle m’emmenait avec elle au moment des figues. Elle était friande de ces fruits et tâtait frénétiquement ceux qui étaient à portée de main pour attraper les plus molles et les engloutir sans attendre. Un an qu’elle attendait ce moment. Son frère la regardait et disait : « à force de les presser, ce soir elles seront toutes mûres ». J’adorais les pêches de vigne, plus petites et plus croquantes que les autres mais ma préférence allait aux pêches blanches « scupulaghjioli *» qui se séparaient en deux hémisphères par simple torsion. Elles étaient veloutées, velues même. Leur chair parfois farineuse mais sucrée contrastait avec l’amertume de la peau. L’empreinte du noyau qui se détachait facilement était d’un bordeaux soutenu et les circonvolutions bien marquées. Celles à la maturité encore insuffisante étaient plus craquantes et plus juteuses. On faisait éclater les morceaux sous les molaires pour écouter ce bruit si particulier, sec et franc, impossible à confondre avec le craquement de la pomme moins cassant, moins net et plus prolongé. Les yeux fermés, je pouvais vous dire si vous dégustiez une pomme ou une pêche encore verte rien qu’à entendre « la croque ».
J’étais donc avec Antoine. Nous avons revécu une partie de notre jeunesse. C’est moi qui ai le plus parlé, j’étais, sans doute, en retard de paroles après un long isolement. Nous avons souri à l’évocation de ces moments qui ont construit notre vie. J’ai reconnu les lieux. Le figuier de Denise est ventre à terre mais tient le coup et offre toujours ses fruits : « Tiens regarde, là une bien mûre, comment la trouves-tu ? » « Très bonne et bien en chair ! « « Tu vois, je n’en peux plus, j’ai franchi la centaine et tendrai mes bras tant que je vis ». Un dialogue silencieux avec le vieil arbre comme s’il m’avait reconnu aussi.
Il y avait un peu de vent et le soleil ne voulait pas sourire ce matin. Quelques pinces et la nappe était sécurisée. De la coppa, de la vuletta, du saucisson et du prisutu de la production familiale. Un bon vin qui avait pris cinq ans avant de connaître l’air d’Archigna. Un régal pour un moment d’amitié réelle.
Jadis, nos grands-pères et certains de nos pères parcouraient ces quelques kilomètres par des chemins qui n’ont connu que mulets et ânes chargés de fruits, remontant du verger de Lévie.
Un moment heureux, un moment de paix et toute une gerbe de souvenirs ressurgit. Un moment fécond, pas jaloux de ce bonheur qui refait surface… C’est lui qui nous l’offre. Nous sommes encore des enfants.
*Spuntinu : casse-croûte.
*Macrostigma : truite typique des rivières corses avec de nombreux points colorés. Endémique ?
*Scupulaghjioli : (pluriel) qui se séparent facilement en deux hémisphères.
*vuletta et prisutu : joue de cochon séchée et jambon.
*Aulne glutineux : en corse l’alzu.
Cela me rappelle bien des souvenirs : les courses de « bateaux » (deux cartouches emboîtées) sur le ruisseau, l’anguille pêchée à la pioche, Marco allongé sur le lit qui commande d’aller nous chercher un fromage, Angèle qui nous prépare le café au lait et le remplit de glaçons, les beignets ronds se colorant dans la marmite…
Et la fois où vous étiez descendus François2 et toi pêcher le matin ? Vous n’étiez pas de retour le soir à 18h, je vous ai retrouvés sur le pont de Tascaronu en train de jeter des pierres dans la rivière à 5 km de la maison sans aucune idée de l’heure… Et les dents tombées dans le masque de plongée… Finalement Archigna, t’a marqué aussi malgré que nous fussions, à cette époque, à Versailles. « L’appel de la forêt », sans doute, se communique. Si je t’ai passé cet amour de ces endroits qui m’ont toujours fait rêver, tant mieux !