Ce texte donnera une impression de redite à certains. Normal, c’est une reprise, de mémoire, de textes déjà écrits. Celui-ci a été rédigé à l’intention d’une personne qui se reconnaitra. Il évoque une pratique presque « sauvage » de la pédagogie. Sauvage, dans le sens où elle ne correspond pas à la démarche habituelle.
Les enfants ne le savaient pas, je n’avais pas enseigné dans une classe depuis 21 ans. Je me trouvais là presque par hasard dans mon village d’origine car il n’existait pas de poste à ma qualification. L’école se situait à quelques centaines de mètres de ma maison construite pour mes vieux jours et qui m’attendait tous les étés.
J’avais quitté la Corse et rêvais d’y revenir, si possible avant la fin de ma carrière. J’avais envie de travailler la terre comme mon père, jadis. C’était une expérience qui me manquait : être le « pauvre Martin, pauvre misère, creuse la terre creuse le temps » de Georges Brassens qu’il était en « retournant le champ des autres, toujours bêchant, toujours bêchant ». Des moments où le corps prendrait le relais de l’esprit pour un autre vécu, une autre fatigue. Ma manière de communiquer avec cet homme analphabète qui a tout fait pour que je ne le sois pas. J’étais sa fierté avouée, sa revanche sur la vie, il était la mienne, cette chance d’avoir été le sien, mais il ne le savait pas. Mon père rêvait de faire mon jardin dans le maquis, il n’a pas eu le temps, je l’ai fait à sa place. Chaque belle tomate, chaque aubergine ou chaque oignon me parle de lui… Il doit bien rire si le monde qui efface les inégalités existe…
Dans ma demande de mutation, à la rubrique motivation j’avais inscrit contre toute attente et le plus naturellement du monde : « Comme Ulysse, plein d’usage et raison, je souhaite revenir dans mon département d’origine pour y apporter ma contribution durant le dernier tiers de ma carrière. » Une motivation qui a bien fait rire car d’ordinaire, on motivait ce retour par la maladie ou des parents qui avaient besoin d’aide sur place. Je n’ai eu aucun mal pour obtenir ce voyage du premier coup grâce à un barème très compétitif.
Mon œil exercé aux problèmes des enfants m’a permis de très rapidement mettre en lumière l’ampleur de la tâche qui m’attendait.
La première idée qui m’est venue à l’esprit était de lier entre-elles toutes les matières pour que les enfants aient une vision, même inconsciente, d’un ensemble nécessairement unitaire. On ne passe pas de la lecture à l’orthographe, la grammaire et l’expression écrite comme s’il s’agissait de rubriques totalement autonomes. Il me semblait que la voie était bonne. Alors, il me restait à construire tout cela autour de la lecture qui servirait de base commune.
Le manque d’habitude de la pratique de l’écrit était criant, il devenait urgent de s’y atteler.
J’avais connu beaucoup d’enseignants qui pratiquaient le texte libre croyant donner plus de latitude à l’imagination de l’enfant. A cet âge, ils n’ont pas grand passé derrière eux et ce contexte en bloque plus d’un qui ne sait par quel bout le prendre. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de l’effet déclenchant : déclencher l’envie d’écrire presque de manière subliminale en suggérant et ne demandant rien. J’espérais l’émotion spontanée, celle qui fait dire sans gêne et sans hésitation.
Si je les surprenais en les interpellant grâce à un dessin suffisamment suggestif qui laisserait à chacun une voie libre ? Une voie qui resterait à prolonger, à tracer avec eux ? Le début d’une aventure de six mois allait débuter sans que j’aie la moindre idée de l’effet à venir. Je partais avec eux selon les directions prises par chacun… il me restait à éclairer leur passage.
Mon premier dessin fut celui-ci. (C’était un essai juste pour voir leurs réactions)
Chaque enfant répondait à sa guise, observations et sentiments mêlés : « Attention cache-toi… » « C’est pas possible, il va te croquer… » C’était parti. A chaque séance, j’apportais un nouveau dessin qui naissait de leurs réactions. Tout y est passé : la vie de la chenille Chatouilleuse jusqu’au papillon, la vie de Lulu le hibou et sa famille. Il y a eu des moments clé qui ont donné des directions complètement inattendues. Au mois de février, je crois, une tempête avait traversé le village la nuit. J’ai eu l’idée d’écrire un communiqué en indiquant que Chatouilleuse avait disparu, dessin à l’appui… Nous l’avons « retrouvée » deux jours plus tard dans un ravin du village voisin. Elle était dans sa phase cocon et nous l’avons remise à sa place dans une boîte à son nom, percée pour éviter la noyade en cas de pluie (suggestion des enfants)… ses fils ne servant plus à rien, d’où l’idée de la boîte (idée collégiale). Nous étudiions le cycle du papillon en sciences et j’avais décrit les parents de Chatouilleuse comme étant des citrons de Provence. Le jour de la sortie du papillon, je l’ai dessiné bleu alors que je ne mettais jamais de couleurs à mes dessins. Certains enfants ont été étonnés s’attendant à voir un papillon jaune. Cela a motivé un retour en arrière pour conclure que le cocon retrouvé dans le village voisin n’était pas celui de Chatouilleuse. Tout était relancé : que s’était-il passé ce jour-là ? Au mois de juin, à la faveur d’un déplacement dans un autre village, j’ai écrit un courrier pour évoquer ma rencontre avec Chatouilleuse qui m’avait reconnu au passage et s’était posée sur l’antenne de l’auto. Cette lettre raconte tout ce qui s’était passé en février et saluait les enfants pour mettre un point final à l’histoire… J’ai essayé de conclure ainsi. Peine perdue, certains enfants sont venus me voir régulièrement à la maison et l’aventure s’est poursuivie avec eux, jusqu’à Noël.
Vous imaginez que nous passions par des moments de correction, de mise en forme de l’écrit propre à chacun. Tous les enfants avaient construit une histoire différente à partir d’une trame commune, et détenaient un document personnel où figuraient différentes formes d’écrit allant du style télégraphique en passant par le récit, le dialogue, l’article de presse, à la lettre… Des modes d’écriture différents selon les situations rencontrées.
Nous n’étions pas en classe, nous étions sur le chemin de la vie. Une remarque de parents témoigne de l’efficacité de cette méthode. Ils m’informaient que l’année avant mon arrivée, les enfants rechignaient à aller à l’école le samedi pour la dernière matinée. Ma classe était toujours pleine ce jour où nous faisions le bilan personnel de la semaine, avec applaudissements au besoin… Les enfants avaient compris que l’école c’est la vie et non l’inverse. J’avais épinglé sur le mur la photo de mon année de CE1 dans cette même école du village. J’avais écrit sous cette image où figuraient certains de leurs parents : « Regardez, le maître à votre âge était comme vous. »
Nous avons vécu une belle aventure et cela ne s’oublie pas.
Ce texte me touche infiniment en raison de la qualité de la présence à l’autre en terme d’accompagnement véritable, ainsi que du rapport à la langue qu’il induit. Ces enfants ont dû être durablement marqués par la pertinence de ces apprentissages langagiers fortement ancrés dans leur vécu. En cette période de grande frilosité pédagogique, rares sont les personnes qui nous rappellent ainsi l’importance de l’affectivité dans l’appropriation du langage écrit. Stimuler la créativité à l’aide de déclencheurs visuels, décloisonner la lecture et l’écriture et y arrimer l’orthographe et la grammaire, explorer divers genres textuels, tout cela dans une vision porteuse demeure d’une pertinence extrême lorsque l’on perçoit la langue dans une perspective intégratrice et davantage holistique. Pour que l’école soit déterminante dans le cheminement d’un individu, il est impératif qu’elle fasse partie de sa vie réelle et que les apprentissages qui s’y font deviennent rapidement significatifs. Merci, Simon, de nous donner des ailes et de nous ramener dans l’essentiel.