Aujourd’hui, la vie se joue au bout d’un clic ou d’un texto. Avec twitter, Tik tok, bientôt Tik tak tak, Youpi lala et Sirtakiki, très vite il y en aura bien d’autres, l’affaire ira florissant, pardon flétrissant !
On dit que les enfants comme les adultes s’éloignent de plus en plus du livre et de la lecture. Comment voulez-vous qu’ils rêvent encore de « Sinbad le Marin » lorsqu’ils peuvent passer leurs Mille et une nuits devant un téléviseur, une Game Boy ou sur la toile ? D’autres temps, d’autres transports, l’éclair a remplacé les charrettes. On ne flâne plus, on trace. On s’émeut en explosions, moins en caresses. Il faut que ça bouge, il faut que ça cogne. Il faut la gifle et le feu en trois dimensions, l’interactif a détrôné l’imaginaire passif.
Normal donc. C’est une autre époque, ce sont d’autres réflexes, on appelle cela « vivre avec son temps » ou le temps vous emportera.
Les soirs de pleine lune, les insomniaques ne tournent plus inlassablement dans les draps à chercher dans quel coin du lit pionce Morphée. Les chaînes de télé sont à portée de bouton, le net ne se couche plus pour nous tenir compagnie jusqu’au passage du marchand de sable ou jusqu’au bout de la nuit pour tomber de sommeil.
On râle. Les chaînes sont nombreuses pourtant. « Il n’y a rien à la télé » dit-on, zappant et zappant encore. Des centaines de possibilités sont au bout de la télécommande et on se plaint qu’il n’y a rien à voir, rien à regarder. Rien à voir parce qu’on est blasé, rien à regarder parce qu’on est boulimique de fiction. Blasé et boulimique comme un paradoxe anorexique, un gavage et un dégoût concomitants. Presque au bout de l’usure. Facebook ou les nombreux sites de rencontres deviennent les nouveaux paradis de la visite, de l’aventure à portée de sa chaise. Sans faire un pas, sans se lever, sans parler, on se trouve transporté vers l’inconnu. Un inconnu qui garde un peu de mystère pour entretenir l’espoir de rien. Un espoir au bout de l’imagination et du rêve, souvent déçu lorsqu’il devient réalité. Un temps perdu lorsqu’on parvient à retrouver le principe de réalité.
Pas toujours heureusement. Quelques fois la lumière est au bout de la fiction.
Ma grand-mère qui filait vers ses quatre-vingts ans, nourrissait ses rêves dans un catalogue. On se demandait si ses insomnies étaient réelles ou si elle profitait de ses moments de solitude, alors que son monde dormait, pour entrer dans un autre univers, merveilleux univers. Elle ne savait pas lire et son Sinbad se déplaçait parmi les casseroles, les verres, les habits, les poupées… les vélos dont rêvaient ses petits-enfants.
Il m’arrivait, rentrant d’une virée nocturne, passant devant sa maison, de la regarder à travers la petite fenêtre sans volet, située juste à droite de la porte d’entrée. Discrètement pour ne pas l’inquiéter, je cherchais à deviner son voyage du côté de Saint Etienne où étaient entassés tous ses trésors. Parfois devant une page que je ne parvenais pas à identifier, son visage s’illuminait et se figeait un long instant, accroché à je ne sais quelle envie. Elle passait de longues heures à feuilleter ce gros pavé illustré. Parfois, elle semblait parler toute seule. Ses lèvres trahissaient une conversation, sans doute distribuait-elle un peu de bonheur rêvé, à son entourage.
– Tiens, voilà ta tenue d’indien, tu es content ?
Et cette envie de charentaises pour se reposer le soir au coin du feu, donner un peu d’aise à des pieds qui parcouraient des milliers de pas dans des chaussures trop serrées ou crevées par les passages intempestifs au milieu d’embuches imprévisibles. Ses rêves étaient mus par le besoin, non par la convoitise. Un besoin bridé, impossible à réaliser mais facile à rêver. Avec sa constance, son intérêt et son assiduité, je suis presque sûr que grand-mère aurait pu approcher la lecture même à son âge si je l’avais aidée…
Son livre à trésors était conservé religieusement, précieusement rangé dans un tiroir. Son rituel était bien rodé : le jour, elle vivait pour les siens et lorsque son monde s’était assoupi, une partie de sa conscience tranquille, elle se préparait pour le voyage vers son Cipango* hors du village natal, sa manufacture lointaine qui mûrissait ses fabuleux secrets en région stéphanoise.
Je ne lui disais pas toujours que je l’avais vue… Parfois si. Alors, contente que je l’aie démasquée, elle ressortait son catalogue et s’attardait sur les pages qui l’avaient transportée dans un autre univers. Elle me montrait. Des belles robes, des beaux pantalons, des jouets… toute la maisonnée se trouvait transformée par une baguette magique qui n’a jamais touché notre famille.
Je crois que j’ai appris à rêver en la regardant flâner dans son livre rempli de merveilles aujourd’hui devenues ringardes ou qui n’émeuvent plus personne. Sa caverne d’Ali Baba regorgeait de trésors à partager, de bonheur à donner, de lumière à éclabousser. Un monde qui n’appartenait qu’à elle et allumait son visage en attendant le retour du sommeil. Toutes ces images prenaient leurs couleurs dans l’imaginaire de ses nuits blanches. Demain matin, à l’aube frémissante, ce sera une tout autre histoire, elle sera suractive toute la journée.
Malgré son labeur éreintant, grand-mère était libre de devenir une fée pour sa famille puis s’endormir comme une enfant, toujours la conscience tranquille et la paix dans son âme.
Elle est partie sans faire bruit. Son escarcelle était vide, sa tête était pleine de vie. Elle a sauvegardé ses étoiles en veillant plus tard que tous, sans perdre son sommeil pour rien. Son image de femme paisible, qui conduisait sa vie sans jalouser celle des autres, est encore suspendue dans mes pensées. Je suis resté un peu dans son temps. Mes intrusions sur la toile, mêmes fréquentes, n’ont pas bouleversé mon être.
Le réseau est mon véhicule pour faire vivre le passé. J’y vais pour transporter un peu de poésie qui transparait dans la deuxième partie du texte seulement.
Son jardin secret rempli de terreau pour nourrir ses envies, s’appelait Manufrance. Un catalogue pour s’évader, la promenait du noir et blanc des pages ainsi illustrées à la couleur de ses rêves éveillés.
Les manufactures sont passées entre les mains de robots et les rêves des nouveaux conquérants visent d’autres horizons. Amazon et tous ses clones vont beaucoup trop vite, deux ou trois clics vous voilà servis…
Voyez au-dessus de votre toit, un drone ronronne déjà…
*Cipango = souvenir du poème qui suit.
- José-Maria de HEREDIA (1842-1905)
Les conquérants
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;
Ou penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.
On dira que j’ai fait l’éloge de mes vieilleries 😉
Texte très émouvant, de plus, José-Maria de Heredia est enterré pas loin de chez moi.
C’était très beau et puissant, merci !
C’est vous que je dois remercier d’être si présent !
Ravi que vous ayez passé un bon moment. 🙂
Je vous souhaite un bon dimanche.
Si votre grand-mère avait su qu’un jour elle ferait sourire de tendresse et d’affection des inconnus sur un blog où son petit-fils la raconte avec tant d’émotion…
Merci Simonu pour cette fraîcheur et cette douceur des temps anciens dont nous avons tant besoin dans ce monde sans âme.
🙂
C’est elle, que personne n’osait affronter, qui maintenait l’équilibre d’une famille.
Elle savait qu’un jour, je parlerais d’elle. Elle vit encore, bien présente parmi nous.
Un texte magnifique, plein de tendresse, très touchant. Merci d’avoir partagé le souvenir de votre grand-mère.
Bon dimanche
De constater le partage des émotions me ravit, Tatiana.
Merci, bon dimanche aussi ! 🙂
Encore un bien beau partage avec ces côtés de tendresse et d’humour.
Bon dimanche 🙂
🙂
J’aime beaucoup
Nos grands-mères, pauvres, mais par ailleurs si riches
🙂