Self-control

Je n’ai jamais su pour quelle raison j’ai été retenu pour effectuer une formation destinée à venir en aide aux enfants en grande difficulté scolaire. Ma demande était jouée d’avance pour une chute directe dans la corbeille

Les critères de sélection étaient stricts et je n’en présentais aucun qui convienne. Un passé scolaire honorable, une note confortable, une ancienneté dans le métier, j’étais débutant et pas encore titulaire. Des douze candidats à choisir parmi trente-six postulants, j’étais le seul à présenter un profil d’éliminé d’office. De loin, j’étais le plus jeune, dix ans de moins que le plus proche en âge. Certains n’étaient qu’à quelques petites années de la retraite, la plus petite marge requise pour rendre au département des Yvelines cinq années de service. Cela restera un des mystères de ma vie.

La formation était très complète, de la psychologie de l’enfant à la psychanalyse en passant par la psychopédagogie, l’ergothérapie et tout ce qui peut se terminer par pie ou gie. Une discipline moins commune et hors cadre de l’institution était fortement conseillée : le self-control ou la connaissance de soi face à des situations de stress. En fait, ces rencontres portaient le nom de l’animateur. La toute première séance qui permettait de faire connaissance avec cette originalité était gratuite, les suivantes qui devaient se dérouler le week-end dans un château étaient payantes. On nous promettait de gros progrès dans la maîtrise de notre corps et ses réactions intempestives.

Le groupe élargi à d’autres candidats se composait de cinq hommes et une dizaine de femmes. Nous avions rendez-vous dans une salle de préfabriqué à dix-huit heures tapantes en plein mois de décembre. Le « prof » qui ressemblait beaucoup à un gourou avec sa barbe noire mi- longue et ses cheveux en bataille pas loin de grisonner, nous demanda de nous assoir par terre, à notre gré car les tables et les chaises avaient été enlevées. Dès les premières paroles nous étions fixés. Ceux qui choisiraient de tenter l’expérience n’auraient plus le droit de quitter la salle fermée à clé, avant minuit. Le « cours » devait avoir lieu dans l’obscurité totale. Il a dû y avoir un ou deux abandons avant la fermeture avec levée de la clé.

Les premiers « exercices » ressemblaient beaucoup à de la relaxation et se passaient dans la quiétude ambiante bercée par une voix grave mais douce qui suggérait le calme et la sérénité. Le temps paraissait long, la nuit était bien tombée et nos yeux habitués à l’obscurité nous permettaient encore de faire quelques distinctions.

Nous en étions au énième exercice, couchés sur le dos en tenant la main du voisin ou voisine de droite comme de gauche. Les consignes se faisaient plus délicates lorsqu’il fallut explorer à tâtons tout ce qui se trouvait à portée de main dans la position du gisant. Déjà des frémissements et des crispations devenaient sensibles au toucher.

Il devait être vingt-et-une heure, au pif, lorsqu’une consigne nous proposa de choisir un partenaire ou deux. On se connaissait un peu de vue et les positions de chacun étaient visualisées dès le départ.*

Un frémissement perceptible d’affolement envahit la salle. Certains se précipitèrent sur un ou une partenaire comme si le choix était fait d’avance. Les deux hommes, les plus anciens, qui se trouvaient tout près se mirent ensemble illico, en plaisantant pour se donner une contenance. Le commentaire fut bref car il était interdit de parler. Toute l’assemblée se trouva soudain face à ses limites qu’il fallait pourtant franchir, nous n’avions plus le choix. Je me sentais petit jeunot, je me suis placé dans un coin de la salle complètement à l’écart, c’était mon droit. Chacun devait gérer la situation comme il l’entendait. Une sorte de fuite comme une mise dans l’embarras dans une position de voyeur, à moins de trouver la facilité de s’endormir…

Au bout de quelques minutes, deux femmes qui s’étaient mises ensemble vinrent me chercher pour me sortir du piquet. Je n’éprouvais aucune attirance pour elles, je savais que je devais aller au-delà et jouer le jeu pour me mettre en difficulté et la dépasser très vite. Ce n’était pas gagné car l’exploration des mains puis du visage, des épaules et du ventre par-dessus les vêtements ou à nu, pas comme on le sentait, répondait aux suggestions du « guide ». Il dirigeait à l’aveugle selon une progression bien établie. Je passais de l’une à l’autre, l’une et l’autre venaient à moi à tour de rôle. L’une était relâchée et semblait docile comme prête à profiter de cet épisode inattendu. C’était la plus pulpeuse des deux et bien plus que pulpeuse. L’autre sèche comme une morue en caque était crispée au dixième degré. La mâchoire complètement tétanisée, les abdominaux en béton qui n’avaient rien à envier à ceux d’une haltérophile en plein effort. Elle avait le souffle coupé, survivait presque en apnée. Je faisais de mon mieux pour tenter de la détendre. Cette femme bien avancée en âge portait dans son corps et sa tête toutes les barrières du monde, je n’étais pas un géant non plus mais faisais tout mon possible pour obtenir le moindre relâchement. Ces choses-là, ne se calculent et ne se décrètent pas.  Ça passe par enchantement ou ça coince. Ce fut peine perdue… J’imagine, mais rien n’est moins sûr, qu’elle a dû s’en souvenir longtemps.

En sortant de cette expérience, certains sont partis ensemble d’autres se sont enfuis soulagés de quitter l’enfer. Nos deux hommes étaient complètement déstabilisés car en se choisissant, ils ne savaient pas ce qui les attendait. On voyait des rictus, des gestes saccadés, désordonnés qui trahissaient un immense inconfort, une très forte gêne qu’il fallait encaisser.

Cette expérience, s’est poursuivie le week-end pour certains couples formés ce soir-là, avec d’autres venus d’ailleurs. Les conjoints absents ont payé cher la mise en situation de stress pour apprivoiser les futures émotions face à des enfants en détresse…

Des divorces ont conclu cette rencontre avec le self-control… Dans ces cas, ce n’était, parait-il, qu’une manière de solder une situation déjà bien engagée mais jusque-là  camouflée.

L’histoire ne dit pas si les nouvelles amours furent éternelles ou débouchaient simplement sur un nouveau goût pour un éternel recommencement.    

 *C’est à ce moment qu’un petit évènement cocasse vint troubler l’atmosphère. Un veilleur de nuit d’origine portugaise pénétra dans la salle pour vérifier le chauffage. Son intrusion et surtout le réflexe pour actionner l’interrupteur qui inonda la salle d’une lumière crue, le fit sursauter devant cette surprise. Il sauta sur place pour éviter de piétiner quelqu’un, lâcha un petit cri, tourna les talons et fila sans demander son reste en prenant soin de refermer la porte à clé. On imagine la présentation de la scène et de la description d’une orgie, facile à imaginer, pour animer un apéro entre copains…

2 Comments

  1. Etranges atmosphères en réunion pédagogique. Conte d’un beau souvenir, tout de même, avec le temps… grâce à un concierge inénarrable. Les responsables ignoraient-ils totalement qu’il existait un interrupteur dans cette salle ?? …Ou s’agissait-il d’une mise en condition psychologique ?…

  2. Cette expérience n’était pas obligatoire mais suggérée. Il s’agissait d’une prise de contact avec le concept, seuls ceux qui étaient conquis poursuivaient cette exploration le week-end dans un lieu privé… Comme c’était nouveau, cette première fois regroupait un bon nombre de participants.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *