Les martinets. (I striona)

Lorsqu’on nait et vit son enfance à la campagne, l’empreinte, l’estampille rurale vous poursuit jusqu’au bout des jours.
Une mémoire sélective, parfois subliminale dont on n’a jamais eu conscience, resurgit par surprise ou par pure nostalgie. C’est un mode de vie sans doute fondé sur un leurre mais un leurre qui plait, c’est bien là l’essentiel.

De la sorte, je ne parviens pas à vieillir, touché par le syndrome, somme toute relatif, de Peter Pan.
L’esprit résiste sans efforts, sans conscience d’une coexistence, presque une concomitance entre l’hier et aujourd’hui.
Hier est encore aujourd’hui, une navigation permanente entre présent et passé qui mêle plaisirs anciens et actuels. L’ici et maintenant s’élargit, brasse passé et présent en un mouvement perpétuellement reconduit.
C’est le secret de la jeunesse éternelle de l’esprit. On oublie le corps. On le découvre par accident, on le nie pour replonger dans l’éternelle jeunesse, la joie de vivre qui fait croire que le bout du chemin est encore très loin.
Fortes sensations. Résistances tacites.
Aucune tricherie, ni duperie, mais joie de vivre sans cesse reconduite.

Ce va et vient entre présent et passé me procure un immense plaisir.
Il met en perspective les loupés de naguère à la lumière de ceux d’aujourd’hui.
Les joies d’hier sont sublimées au présent comme une reprise du temps pour valoriser ce qui semblait sans valeur, pour adoucir ce qui paraissait douloureux.
Un corrigé du temps qui efface les mauvaises notes pour ne retenir que celles satisfaisantes. Un progrès comme à l’école mais un progrès dans la vie.
Cela me vaut beaucoup de sourires, j’ai du mal à concevoir les moments pénibles qui guettent une fin de vie.
Les choses auront changé, ce sera une autre condition, un autre ressenti, un autre regard en espérant que l’esprit gardera goût à la vie, encore.
Sinon s’en aller dans un dernier regard apaisé, un survol rapide sur son entourage, dire tout ce qui doit être dit. Partir avec un espoir ou plonger dans le néant, ce grand trou qui n’est même pas noir, ni même trou car le néant n’est pas accessible à l’esprit.
L’esprit n’engendre et ne fabrique que des visions faites de formes et de couleurs, de sentiments, or le néant est négation de tout cela. Sans repère, sans mouvement, le nul, le rien… restent encore des mots qui donnent un contour alors que Néant est indéfinissable. L’imaginer fait appel à l’image, c’est inconcevable, il n’a pas d’image.
Alors, je m’en vais sur le chemin du temps vers l’inconnu…

C’est en voyant les martinets tourbillonner inlassablement autour du clocher, farandolant et lâchant des cris aigus, stridents, c’est probablement ce qui leur vaut le nom en corse « i striona », que j’ai été catapulté en enfance.
Lorsque ces oiseaux, incapables de se poser par terre car ils ne pourraient plus s’envoler, commençaient leur danse au-dessus de la place de l’église, c’était signe de vacances proches. De retour au village dès le mois de juin pour nicher dans les trous des maisons les plus hautes. Nous savions que l’année scolaire tirait à sa fin.
Parfois, je m’asseyais sur un banc de granit pour les regarder tourner, virer, raser les murs comme des flèches décochées du ciel. Leur bonheur était total, leurs cris multipliés par dix, vingt, témoignaient de leur joie lorsqu’ils fendaient l’air pour gober des insectes en plein vol et friser les façades environnantes.
Leurs passages incessants remplis de bonheur donnaient une autre couleur au temps. C’était le début de l’été, le ciel bleu et le jeu de la liberté.
Parfois, ils montaient très haut, jusqu’à paraître minuscules, à la faveur d’un changement de temps nous prévenant d’un orage possible ou annonçant la fin de celui qui venait de tonner. Il arrivait qu’un martinet imprudent atterrisse brutalement, par accident.
Incapable de décoller pour s’élever, j’allais à sa rescousse.
Ses pattes courtes et griffues, aiguisées et crochues comme un grapin, lui permettent de s’agripper aux pierres des maisons avant de plonger dans le vide pour reprendre l’envol. Après l’avoir observé sous toutes ses coutures, attendri par son œil inquiet, je le lançais très haut pour lui permettre de reprendre les airs. Sans ce secours, les chats errants, en embuscade, n’en faisaient qu’une bouchée.

Ce matin, je les regardais, libres dans l’azur d’une pureté cristalline. Ils se croisaient, se suivaient, plongeaient, fendaient l’air de leurs ailes en forme de faucilles avec une vivacité légère, pleine de grâce. Ce sont ces moments de renaissance joyeuse, périodiques, invariables, qui rejouent sous mes yeux les scènes de naguère…
Je me surprenais à sourire au temps passé de mon enfance qui repasse une nouvelle fois pour réveiller l’innocent qui sommeille encore au fond de mon esprit.

En short et spartiates, les mains dans les poches, les yeux pleins de lumière et le cœur pour l’éternité, je redeviens ce gamin qui espère un jour connaître les étoiles…

Le petit plus qui n’a rien à voir.

Paréidolie : le clébard. (Souche de châtaignier)

2 Comments

  1. C’est en vieillissant qu’on prend conscience des merveilles qui nous entourent et oui, parfois il y a comme un petit goût d’enfance qui revient comme un clin d’oeil 🙂
    J’aime bien le chien, plus vrai que nature !

    1. Le chien est mon petit plus de Bahlzen .
      Des centaines de gens passaient devant lui sans le remarquer.
      Je l’ai repéré la première fois, je n’étais pas un assidu du lieu.
      Je suis repassé depuis, l’image date de deux ou trois ans, il n’y est plus.

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