On est loin de s’imaginer comment voyagent les vocables dans l’esprit des gens.
Une maîtresse de CM2 s’arrachait les cheveux devant un enfant réfractaire à tout apprentissage. Elle ne savait plus comment s’y prendre pour tenter de relever un peu son niveau scolaire.
Elle avait tout essayé, disait-elle, et m’annonçait qu’elle allait craquer.
Notre travail était avant tout une approche préventive. Nous tentions de repérer les enfants en difficulté dès la maternelle jusqu’au CE1 dans le primaire. Si le travail était bien fait, à ce stade, les cas les plus difficiles, retardés dans leur évolution, étaient largement repérés et suivis.
Je me demandais comment cet enfant avait traversé tous les niveaux sans que personne ne s’émeuve de sa condition.
Je n’intervenais jamais à ce stade tardif, ce n’était pas dans mes attributions et si je le faisais, presque en cachette, c’était pour voler au secours d’une enseignante en grande détresse, c’était l’objectif ici.
Généralement, dans ce cas de figure, mon rôle se limitait à une observation de l’enfant pour tenter de cerner ses lacunes et proposer des pistes de travail afin d’éviter de trop longs tâtonnements. La mise en place d’une rééducation était très rare car elle se faisait au détriment d’enfants plus jeunes, encore malléables, et dont l’évolution favorable était plus probable.
Le personnel formé pour ces tâches tardives était inexistant, nous ne pouvions sérieusement pas œuvrer tous azimuts avec un personnel limité en nombre.
J’ai donc accepté de rencontrer l’enfant.
Sitôt arrivé dans ma salle, je l’ai informé de notre entrevue en lui demandant s’il acceptait cette prérogative.
Il était tellement blasé qu’il accepta sans se faire prier. Il haussait les épaules, ça lui faisait des vacances. Il s’estimait tellement harcelé qu’il se trouvait au bout du rouleau, aussi.
Je devais veiller à rester neutre et éviter que nos entretiens deviennent des règlements de compte entre élève et enseignant. Chacun exprimait son ras l’bol, l’essentiel était de trouver une sortie avec, si possible, une lueur d’espoir soutenue par un projet.
L’enfant était dans un état déplorable, totalement embourbé dans des confusions ordinairement dépassées à son âge.
Les concepts de base, les plus élémentaires, généralement acquis à l’âge de six ans étaient en pleine anarchie dans son esprit. Il confondait temps et espace, quantité et grandeur, le dont et le donc…
Aucun repère dans le tissu familial, grands-parents, oncles et tantes ignorés, bref, il se trouvait dans un tel état qu’il était impossible de construire quelque chose de logique dans son esprit. Rien d’étonnant qu’il soit à la dérive avec d’aussi grosses lacunes.
En persistant à construire sur du sable, la maîtresse s’usait et s’enfonçait dans la névrose.
Elle était bien consciente de l’impossible mission mais continuait à piocher dans l’eau.
On leur dit d’en-haut que c’est possible, alors on y va gaiment, parfois même, à la hussarde !
Tout était à revoir, il fallait repartir très bas à la conquête des fondamentaux puis avancer par étapes savamment orchestrées pour assurer une progression profitable. L’enfant présentait une intelligence normale mais avait oublié d’évoluer utilement.
Il vivait dans un milieu très fruste et avait calqué son langage sur celui des ses parents. Sans recul sur les évènements, toujours à l’emporte pièce, un vocabulaire pauvre, grossier sans la moindre conscience…
Ses géniteurs criaient leur désarroi à la face du monde.
J’ai compris sa saturation, son ras l’bol au moment, où le poussant un peu dans ses retranchements, il m’ avoua qu’il n’en pouvait plus, que la maîtresse le punissait en lui faisant faire de nombreux exercices sur son « Bordel ».
– Son Bordel ?
– Oui, tu sais, ce livre de grammaire avec plein d’exercices, tu vois ?
– Le Bled, peut-être ?
– Oui, c’est ça, le Bled c’est le bordel !
Entre Bled et bordel, il n’y avait qu’un petit pas dans son vocabulaire très limité.
Tous les CM2 biberonnaient au Bled ou au Bescherelle pour prendre vitamines grammaticales avant le collège, c’est ainsi que je compris de quoi il parlait. Le langage grossier lui était plus familier.
A ce stade, l’école était peu crédible, c’était prendre un risque supplémentaire en l’aidant au sein de l’établissement scolaire. C’est bien connu aussi, l’impact de la blouse ou du cabinet en ville est infiniment plus recommandable, lorsque des enfants traversent le primaire dans un tel état…
Il me fut facile d’indiquer une bonne prise en charge orthophonique.
De la sorte, il est plus aisé de gérer le temps d’une longue rééducation qu’un suivi scolaire qui risquait de s’éterniser.
La maîtresse était soulagée, elle ne culpabilisait plus en découvrant l’ampleur des lacunes et finit par comprendre qu’une punition utile ne consiste pas forcément à bombarder un enfant d’exercices de grammaire. Il était nécessaire de reprendre les éléments de langage qui lui faisaient défaut pour construire utilement des raisonnements.
En terrain aride, ensemencer est peine perdue, sans conditions favorables, rien ne pousse.
Calme, lucidité et vision tranquille.
Est-ce toujours possible dans les écoles où, parfois, l’administration infantilise et fragilise les enseignants ?
Comme des petits soldats, ils se battent ou se débattent sans grande efficacité.
Du bon usage des choses utiles…
Même un Bled féru de grammaire engendre parfois un joyeux bordel.
Au moins le mot est clair 😉
Sacrée Al ! 😉
Je penserai à cette idée à la rentrée.
Ah ! Vous êtes de la partie ? 🙂
Oui, toutefois avec des élèves beaucoup plus grands car ils sont au lycée professionnel.
Ah Bled, on a tous utilisé le bordel 😀
Vous me faites rire Chat !
Comme quoi, le bordel peut être une belle embrouille ! 🙂
On ne fait pas pas pousser le blé sur du granit.
Encore faut il savoir que l’on a à faire avec ce minéral.
C’était exactement le cas ici.