Les gloires de mon père.

J’ai toujours été surpris par les gens de mon âge qui se plaignent encore de leur passé.

Jamais résilience n’a été faite lorsque l’on se dit formaté, peut-être maté, en tous cas marqué, estampillé par la douleur infligée.
Je ne peux m’exprimer à la place du monde et des vécus différents, je ne peux raisonner celui qui s’est senti abîmé, déformé, torturé parfois.
Bref, des gens qui ont investi sur la douleur, le mépris supposé et concentrent tout leur être vers l’amertume, puis ruminent… on n’y peut rien.
Inutile de répondre que chacun a son vécu et qu’il est très douloureux pour certains, cela je le sais, je fais part de mon étonnement qui n’en est pas un, finalement. Je ne compatis pas non plus, je passe et devrais m’occuper de mes oignons.
Je n’ai pas eu une vie facile non plus. J’ai galéré, j’ai vu, j’ai entendu mais je n’ai point thésaurisé les faits malheureux.
J’ai cette faculté de voir la chance partout, de sourire à ce qui fait pleurer et de m’inventer une suite heureuse.

C’est sans doute l’héritage que je porte en moi, d’un père terre à terre, au figuré comme au sens propre.
De condition plus que modeste pour ne pas dire pauvre, pouvant paraître misérable, il ne savait que travailler la terre et balayer les rues du village.
Son analphabétisme radical, lui interdisait toute avancée dans le monde du savoir ou de la culture. C’était le ras des pâquerettes, il demandait à faire silence lorsque le président prenait la parole à la radio, il ne comprenait rien mais il écoutait, hochait la tête, approuvait et applaudissait au besoin. Cela m’a toujours interpellé.
Comme il plaisantait souvent, je ne savais si c’était lard ou cochon.

Dans un tableau aussi peu reluisant, comment vouliez vous qu’il s’en sortît !

Il s’en tirait en cherchant puis provocant sa gloire et ses gloires.
Il profitait de la sympathie qui émanait de son personnage, souriait tout le temps et attirait l’autre comme un aimant.
Excellent danseur, il courait les concours dans les villages environnants, raflant quelques tangos ou valses au passage. Il s’y rendait souvent à pied, ce n’était pas la porte à côté pourtant… Une passion qui lui assurait quelque menue monnaie l’été venu.
Hélas, je n’ai pas hérité de cette fibre « endiablante », je le regardais virevolter sur la piste de la Piazzona, les soirs de Saint Laurent, aérien, infatigable, transporté jusqu’aux anges.
C’était son art, passé maître en paso, valse et tango surtout, il avait quelques danseuses attitrées pour chaque rythme, voilà pourquoi la période estivale l’enchantait au plus haut point !

Sa plus grande gloire, il la trouva en moi. J’étais sa vengeance sur la vie, rendez-vous compte un analphabète n’ayant connu que très peu la maternelle sans faire un pas dans la cour de l’école primaire, accoucher d’un enseignant, ce n’est pas rien tout de même !
Certes, ce n’est pas une exception mais pour lui c’était tout et il eut son heure de gloire le jour de la remise des prix, ma dernière année de lycée.
Ce jour-là, il fut préfet. Préfet en visite dans un village.
Il fit arrêter le taxi qui nous avait conduits jusqu’à Sartène, à l’entrée du village pour me faire parcourir le chemin, à pied, jusqu’à la maison, mes trophées en procession. Il était costumé comme un officier sans casquette et saluait sur le passage les personnes rencontrées. Un coup de menton en ma direction, suivi d’un fier « Tu as vu ? ».
Et moi la tête basse, accablé de honte, c’était l’âge…

Je n’étais pas sa première gloire. Il y en eut bien d’autres qu’il savait cueillir à l’occasion.
Il adorait les dames pimpantes, pomponnées, maquillées, aux vêtements légers et colorés, venues du continent. Ah ! Qu’il était fier lorsqu’il les attirait comme les mouches jusqu’à la décharge municipale en faisant le guignol avec son âne Roland qui tractait le tombereau à ordures. Ils jouaient un numéro de duettistes, le solipède connaissait la musique et réagissait au moindre claquement de langue. Elles étaient aux anges, les donzelles, et riaient, s’esclaffaient : « Ah qu’il est marrant ! »
De retour au village, certaines payaient un coup à boire, à sa pompe préférée le café du Progrès. Attablé avec les copines, il mélangeait corse et français supposé, rendant la scène encore plus cocasse. Il était fier de voir tout ce monde juponné, en joie. Oh ! Il n’était pas coureur, quoique, je n’en sais rien, mais plutôt histrion, je crois. Seigneur ! Qu’il a dû rêver de parfums entêtants, de dentèle fine et de peau douce, que voulez vous, il était humain aussi ! Parfois, on lui laissait un souvenir, des lunettes, il aimait bien les lunettes de soleil. Lorsqu’il arrivait lunetté vers midi, le cœur en joie, mère disait :

– Dà dù sorti ni quissi ? (D’où sortent-elles, celles-là ?)
– C’est ma copine ! répondait-il complètement hilare… et c’était la p’tite chamaille.

Dès le mois de septembre, les cartes postales commençaient à arriver du continent, on aurait dit un artiste de cinéma heureux du retour épistolaire de ses fans. Il allait au bar, exhibait fièrement sa lettre, un copain lui en faisait lecture à haute voix, sa vue se perdait dans le vague, il cherchait à imaginer sa belle et s’en allait batifoler par la pensée.

L’épisode de la chevalière a mis un an pour se concrétiser. Son ami de comptoir, ils était nombreux côte à côte, arborait une une grosse chevalière au doigt. Père était en hypnose devant cet objet très ostentatoire.
Jean-Batti Romani en jouait beaucoup après quelques pastis, et papa était fasciné par ses gestes. Il m’en parlait en rentrant à la maison :

– Si tu vois la chevalière de Jean-Batti, è o coco ! Ça coûte cher ça ?

Il en mourait d’envie. Ce qui le médusait le plus, c’était lorsque son copain frappait le zinc avec sa bague, trois coups bien marqués, qui signifiaient : « Zézé, charge les verres ! »
C’était un rituel bien rodé mais après quelques petits jaunes seulement.
L’année suivante, je crois, mon frère Sylvain lui ramena une chevalière de Marseille.
Ah lala ! Il ne tenait plus en place, il fallait vite monter au bar, séance tenante.
Un vrai gamin fébrile, pressé de montrer son joujou nouveau.
Il en a fait des effort pour montrer son bijou ! Personne ne le remarquait et vous savez quoi ? Vous l’avez deviné.
Avant même le premier service, il frappa trois coups secs sur le zinc pour attirer les regards.
Ebahi, Zézé qui était myope approcha son œil, s’émerveilla sur sa chevalière avec un long sifflement admiratif. Après un bref arrêt, en vrais complices, s’esclaffèrent de concert :

– Chargez les verres !

Le monde était en joie, papa venait de monter en grade et d’autant plus, que mon frère lui avait passé une grosse liasse de billets qu’il sortait de sa poche arrière pour fanfaronner davantage.

J’ai gardé pour la fin, l’épisode Elodie.
Elodie était une jeune femme proche de la famille qui ne manquait jamais de venir nous saluer à la maison, en période estivale.
Père l’adorait et c’était réciproque. Une femme avenante, très dynamique et très affectueuse avec ceux qu’elle aimait bien. Sa venue mettait toujours la maisonnée en joie, on aurait dit qu’une envoyée de dieu se présentait sous notre toit.
C’était un personnage ! Une figure venue du continent bien qu’elle était (est encore) originaire de l’île, me semble-t-il.
Elle connaissait beaucoup de monde de par sa fonction très en vue.
Une année, sans doute avait-elle compris le plaisir de papa à jouer au président, elle l’embarqua dans sa voiture décapotable pour faire un tour au village.
Vous imaginez père fier comme Artaban, verres tintés aux lunettes, saluant la foule au passage.
Et les villageois ébahis :

– Mi mi mi à Francescu ! (regarde, regarde… François !)

Puis ce fut champagne en terrasse au Progrès !
Je suis sûr qu’il s’en souvient encore.
Tiens, je viens de reconnaître son éclat de rire ! Vous l’entendez ?

Avec cette traversée mémorable en décapotable, lui qui rêvait de voir une « Ronce-ronce », une Rolls-Royce, venait de faire le plein d’émotion pour toute une année.
Ce fut une de ses plus belles traversées du village, en conquérant qu’il n’était pas, humble personnage qui jouait à se faire plaisir afin de s’élever un peu de sa vie tristounette.
Seule, la Sorba, ne s’en souvient plus 😉

C’étaient les jours de gloire de papa qui passait le plus clair de son temps en compagnie de son âne Roland.

Sorba = Rue principale du village

12 Comments

  1. J’en connaissais quelques morceaux lus au hasard dans votre blog, c’est bien d’avoir mis toute l’histoire de votre père en un texte avec la tendresse débordante que vous témoignez.
    Votre père était un Monsieur à plus d’un titre, c’est certain.

    1. En fait, au lieu de morceler, j’aurais dû ne faire qu’un voyage.
      Mais cela ne ressurgit que par à-coups lorsqu’un indice me réveille.
      Pour ce texte, ce fut l’évocation d’Elodie.

  2. Très bel hommage à votre papa qui, une fois encore, serait pimpant de fierté.
    Tout comme avec les histoires de Pagnol, de l’histoire racontée en particulier, c’est toute une époque qui émerge en clair obscur.
    Touchés à coup sûr, peut être parce que la simplicité est beauté parfaite.
    Que toutes ces vies franchissent les années, n’oublions jamais de raconter.

    1. Au risque d’ennuyer et de mettre en rogne ceux qui me taxent de passéiste, je vais poursuivre tant qu’images me reviennent à l’esprit… Il est vrai, j’avais oublié, ils ne sont pas obligés à passer par ici, seul le furet pourrait s’y amuser 😉
      Merci Sylvie.

  3. les rapaces peuvent rapacer aussi (elle est très mauvaise celle-là 😀 )
    Mais quel plaisir de relire papa et Roland en un seul morceau !

    1. Et bien, pour vous, je vais en publier un autre de la même veine, déjà vu mais revisité, il en avait besoin.

      1. Oh merci ! je suis (à nouveau) en retard pour toutes « mes lectures ». (fête des mères, enfants, soleil en Normandie : jardin !…
        Belle fin de journée à vous.

      2. Prenez votre temps, Chatplanétaire… plus vous tardez et plus vous êtes attendue 😉
        On s’amuse évidemment. Bonne soirée.

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