Les cannes de grand-père.

Voici un texte qui date de mai 2015, réveillé par une taquinerie de Gibulène et qui était en très mauvais état. Ecrit en quatrième vitesse, publié en premier jet, il méritait mieux.
Voici donc la version modifiée.

Que le temps passe vite !
En lisant les lignes qui suivent vous aurez l’impression d’avoir fait un bond dans le Moyen-Âge. Et pourtant, c’était il n’y a pas si longtemps, une soixantaine d’années, grosso modo.

En ce temps-là, je vivais au fond de la Navaggia qui vous est si familière depuis le temps que j’en parle…
Un quartier très peuplé.
Chaque maison était habitée, abritant de quoi jouer, en réel, au jeu des sept familles avec grands-parents, parents et enfants. Il n’était pas rare d’y trouver aussi un bisaïeul, le plus souvent une arrière-grand-mère. Les arrière-grands-pères partaient avant et c’est presque toujours le cas.

Passé un certain âge, les grand-mères étaient plus alertes qu’un grand-père.
Pourtant, elles aussi, allaient par monts et par vaux, de la cave au grenier, du lavoir à l’étendoir, du jardin à la cuisine, du poulailler à la porcherie quand ce n’était courir après les chèvres. Elles étaient multitâches et les plus matinales.
Les hommes quittaient le foyer le matin et revenaient le soir, ou partaient le lundi pour rentrer le vendredi au crépuscule, s’ils travaillaient en forêt.
C’était le cas chez nous, missiau était ouvrier sylvestre, bûcheron si vous préférez.

Bien avant la soixantaine, les hommes affichaient presque tous une image de grand-père.
Ils portaient barbe fleurie, fumaient la pipe ou roulaient des cigarettes et traînaient leur silhouette fatiguée en s’appuyant sur une canne. Sans doute, les coxarthroses et autres bonnes arthroses sévissaient dans les chaumières n’épargnant pas grand monde.
Plus très alertes après avoir trimballé leur corps par les sentiers chaotiques, avoir abusé de la serpe, de la faucille, de la faux ou de la hache, avoir usé un bon nombre de pioches, bêches et houes… les articulations fatiguées de subir les milliers de gestes intempestifs, répétitifs, mal contrôlés étaient râpées et leur cartilage effrité n’assurait plus sa fonction d’amortisseur. Ils traînaient les pieds et leurs guiboles, devenus très tôt arpenteurs de plancher à pas glissés et lents, incapables de lever la patte pour aller de la table à la cheminée.

Ces vieux précoces, assis sur un banc de granit, le menton posé sur les mains jointes qui tenaient la crosse de la canne bien droite, à la verticale entre les jambes, étaient l’image de la sagesse.
Leur costume traditionnel était de velours noir très épais, inusable et leur ventre soutenu par une large ceinture rouge qui faisait plusieurs fois le tour de la taille.
Ils sentaient le tabac froid qui imprégnait fortement la barbe ou la moustache.
Avec la fuite du temps, leurs mains calleuses blanchissaient, leurs paumes se lissaient, le dos des mains se fripait comme travaillés par un artiste spécialiste de la fine ciselure.
Ils étaient en attente d’une suite proche de la fin, semblaient paisibles, chargés d’histoire, devenus des gens respectables. Leurs dos courbés ne parvenaient plus à se redresser, portaient le poids de leurs aventures et de leurs déboires. On devinait le fardeau pesant.
Parfois, ils somnolaient à l’ombre d’un large chapeau noir, bercés par le chant des grillons et des cigales ou rêvassaient à quelques moments heureux, les yeux clos.
Certains jours, ils paraissaient absents, en voyage lointain, les yeux plantés dans le vague. Nos passages incessants juste sous leur nez, en sautant à cloche pied, les laissaient indifférents, sans doute étaient-ils égarés quelque part dans leur jeunesse. 
L’été à la fraîche, ils bavardaient entre eux se remémorant les moments passés à trimer dans les champs, à ressasser leurs faits de guerre. De nombreuses anecdotes se perpétuaient ainsi, et je n’étais pas le dernier à en profiter.
Puis, ils partaient un à un sans faire de bruit :
– Tè, zi ghjuvanni hè mortu, s’hè spintu senza lagnarsi ! (Tiens, le vieux Jean vient de mourir, il s’est éteint sans une plainte !)
Nos anciens étaient vieux bien avant l’âge laissant très peu chance à l’ami Alzheimer de faire leur connaissance en leur chipant toute conversation…

Dans notre région de la corse du sud, les enfants appellent leur grand père « missiau »… et leur grand-mère « minnana ». Des noms chargés d’émotion, de respect et d’admiration aussi. Des noms qui perdurent longtemps après leur disparition, une trace indélébile qui fixe une famille.

Durant mon enfance, les cannes se faisaient encore avec du frêne mais sortaient du magasin le plus souvent. Parfois, elles étaient commandées à Manufrance ou achetées sur place car les boutiques étaient encore très nombreuses et diversifiées.

Je me suis souvenu de la confection des cannes de férule. Elles étaient fabriquées in situ, c’est-à-dire directement sur pied.
Dès le mois d’avril on visitait les plants pour repérer les plus solides. Il y en avait pour tous les goûts depuis la fine pour poids léger jusqu’aux plus épaisses pour poids lourd.
Pour la taille, il suffisait de couper à la dimension adéquate, sur mesure.
Lorsque le choix était fait, il ne restait plus qu’à courber le bout de la plante encore souple puis l’attacher afin qu’une crosse se forme. Durant la croissance, l’inflorescence reprend son développement à la verticale sans déranger la courbure. Il suffit d’être patient, d’attendre la fin du cycle avant de couper la tige au ras du sol pour ensuite ajuster la longueur choisie…
On laisse sécher puis on peaufine pour rechercher une certaine élégance. Ces cannes sont légères et solides à la fois lorsqu’elles n’ont pas été traversées de part en part par des insectes xylophages.

Mes petites filles commencent à connaître le processus. Ça les amuse beaucoup et leur apprend sans doute quelque chose. Le seul problème, lorsqu’elles sont toutes là, c’est la concentration inhabituelle d’éclopées bien avant l’âge… elles veulent jouer au missiau sortant chacune avec sa canne pour soutenir une jambe soudain devenue douloureuse.
Et les voilà parties, titubant, boitant et geignant, formant une famille d’éclopés dans notre cour des miracles. Des petites grand-mères à s’y méprendre.

Je suis certain qu’il leur en restera quelque chose. Un bon souvenir, un sourire et j’espère l’amour de la vie.

Plant de férule au mois d’avril.
La canne sera large et solide.
Partie terminale courbée et attachée.
La courbure n’est pas toujours aisée, on risque la rupture à tout moment.
Chaque canne est différente, aucune crosse ne ressemble à une autre.
La plante a repris sa progression en rebiquant la partie terminale.
Voici le détail, la crosse est plus visible.
Récolte fin juin.
On laisse sécher puis on améliore le visuel.
Les cannes sont sèches, ici, elles ont deux ans, coupées à la taille des enfants.
Elles sont solides et très légères.
Je les ai pesées sur une balance de cuisine, vous serez étonnés en apprenant qu’elles pèsent, de la petite à la grande, 60, 100 et 130 grammes.
Etonnant, non ?

6 Comments

  1. Très joli texte qui trottine de génération en génération grâce à ces cannes vénérables et uniques.
    Vos petites-filles ont bien de la chance, combien parmi les enfants de leur âge connaissent cette histoire? Qu’elles les gardent précieusement, j’ai bêtement laissé la canne de beau bois roux de mon père en partant… Regrets.

  2. Vous me donnez une idée, je vais remettre le commentaire de Claude Z, lors de la première version.
    On peut les refaire chaque année, elles ont vu comment je les fais.
    On peut améliorer le visuel mais j’ai tant de choses à faire…

  3. 31 Mai 2015 à 19 h 30 min
    Retour sur l’enfance pour évoquer de façon dynamique ceux qui l’ont peuplée. Toujours « vivants », ils sont dépeints sur leur banc de granite : leur attitude, la couleur de leur costume, l’odeur du tabac froid, leurs conversations, leurs instants de repos nous parviennent jusqu’ au dernier.
    Emotion ressentie car cette époque est révolue.
    Merci Simon…vos petites filles se souviendront… de la manière dont on fait une crosse à partir d’une Férule. Vos lecteurs aussi.
    Zeva

  4. j’ai bien fait alors de me mettre en mode taquinerie ! joli souvenir ! j’imagine ces petiotes s’éloignant clopi-clopinant sur les chemins du coin !!! un délice. Sans compter qu’en regardant de près la canne de mon beau papa, ça ressemble fortement à ça 😮
    Comme une envie de faire des arbres à cannes (et pas arbres à came)…….. après mon lumbago peut-être 😀 les soirées champêtres assise en tailleur ont eu raison de mon équilibre dorsal

    1. Pourtant, si vous étiez cheyenne, assise devant un totem à tambouriner comme je le vis sur une autre image, je vous aurais appelée plume légère !
      Comme quoi les lumbagos trompent énormément.
      Merci d’avoir réveillé ce texte qui faisait triste mine mais qui, hélas, fait plus succès ailleurs qu’ici où les vieilleries ne semblent pas emballer 😉

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