Dis moi quel fut ton environnement et je te dirai qui tu es.
Il n’est pas si simple de toujours faire éclairage sur quelqu’un à la seule lumière de son passé.
Lorsque je me penche sur le milieu familial, avoir parcouru tant de chemin me semble parfois relever de l’énigme. Rien dans l’histoire de mon enfance ne laissait présager avenir joyeux à défaut d’heureux.
Comment ai-je pu accéder à la profession d’enseignant alors que je vivais dans un milieu d’analphabètes et que j’ai connu les pires difficultés pour apprendre à lire et à écrire. Si je n’avais le solide sens rationnel propre à mon penchant pour les sciences, j’aurais sans doute pensé qu’un ange gardien veillait sur moi. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent.
Voici l’histoire du biotope dans lequel j’ai grandi.
C’est au fond du quartier Navaggia, derrière les maisons visibles sur l’image, la partie la plus basse et retirée du village que j’ai pris racines.
Versant maternel, j’ai connu mon bisaïeul en fin de vie. Le bâtisseur du seul bien familial que nous ayons possédé. Une demeure avec deux pièces qui a vu passer quatre générations dont tous les composants sont nés dans la même chambre et jusqu’au départ de ma mère y sont tous décédés. Cela ne se reproduira plus, avec ce dernier adieu, la maison est désormais vide.
Mon grand-père maternel dont les frères et sœurs s’étaient égaillés entre Corse et continent, était bûcheron.
Un ouvrier sylvestre pour le compte d’une scierie régionale située à Propriano à trente kilomètre de chez nous. Il a mené une vie à trancher des futs de résineux à la grande scie à bras avec son partenaire attitré, inlassablement, du lundi au vendredi, ne retrouvant le foyer familial que le week-end lorsque le camion de ramassage ramenait tout ce monde à la maison. Il consacrait ses moments de loisir à la chopine et à chanter nuitamment dans les rues du village jusqu’à épuisement de toute énergie…
Il m’étonnait par son intelligence et ses connaissances lorsque l’oreille collée à son poste de radio, il rivalisait avec les candidats de jeux radiophoniques. Souvent, devant ce même poste, il poussait le bel canto dans ses plus haut sommets pour accompagner Caruso ou tout autre ténor de l’époque. Quasiment aveugle en fin de parcours et myope toute sa vie, il était le seul de mes aïeux à savoir lire sans pour autant entretenir pratique livresque.
Grand-mère, son épouse Battine, était une sainte femme. C’est elle qui a veillé sur toute la famille maintenant un équilibre solide entre tous ses membres. Elle analysait toutes les situations, régulait, contrôlait sans que personne n’ose interférer sur ses justes regards. Non pas qu’elle fut femme autoritaire mais par amour pour les siens, un amour bien distribué sans jamais faire de jaloux dans la famille.
Ils eurent deux enfants.
Un garçon qui fut notre oncle d’Amérique plein de promesses reconduites à perpétuité sans retombées tangibles sur la famille de la Navaggia. Il fit carrière dans l’armée, parcourant le monde, ne retrouvant ses origines que par le spleen, lorsque l’appel de l’au-delà lui fit signe de se retourner un peu vers ses racines. Très longtemps absent, il se souvenait de tout, des moindres recoins de son enfance et avait gardé le parler corse intact comme s’il l’avait pratiqué toute sa vie.
C’est à ce moment de prise de conscience que j’ai compris combien dû être difficile une si longue absence, accaparé par une autre vie. Il se disait heureux, je pense qu’il se défilait ainsi, nostalgique de son enfance dans son fors intérieur. Un énorme regret qu’il taisait, laissant croire qu’il était épanoui dans sa vie dont la réussite matérielle était indéniable. Il ne laissa aucune descendance.
Ma mère était détentrice du certificat de fin d’études primaires obtenu grâce à un bol.
Presque un coup d’bol puisqu’on lui demanda à l’oral le qualificatif d’une tasse cassée mais pas tout à fait cassée.
L’examinateur accepta qu’elle le dise en corse, l’ignorant en français.
– Una cuppetta sbucculata o sfilata ! Dit-elle.
Bingo ! Elle venait d’obtenir brillamment son certificat de fin d’études de français sur un coup de Trafalgar en langue locale. (Un bol ébréché ou fêlé)
Voyez comme la vie est belle !
Elle consacra une grande partie de sa vie à faire des ménages ou la vaisselle dans un restaurant de village lors des affluences estivales.
Grand-père et grand-mère tenaient « un castagnettu », une petite châtaigneraie et un « ficaghju », un endroit planté de figuiers, en amodiation, en métayage si vous préférez.
Il avaient leur jardin à une dizaine de mètres de la maison dont les fruitiers, groseilliers et vigne avaient été plantés par le bisaïeul.
Une porcherie située à quelques centaines de mètres de la maison, abritait un cochon ou deux en colocation selon les années.
La fontaine de Piazza di Coddu à deux minutes de là et la source d’eau fraîche, Funtanedda un peu plus loin en plongée. Point d’eau courante à la maison.
Des poules derrière la maison et une ou deux chèvres selon les années aussi.
Un chien nommé Mortier spécialiste pour débusquer les hérissons dont nous nous nourrissions les années de vache maigre.
Avec les quelques sous que Battine gagnait en lavant le linge du voisinage pour rentabiliser le bassin du jardin, nous avons à peu près fait le tour des revenus familiaux.
Le médecin de famille ne rechignait jamais à passer à toute heure du jour et de la nuit, ne prenant pas toujours d’honoraires, il jugeait instantanément de la situation pour savoir s’il devait ponctionner ou non.
A Pâques, le curé n’oubliait pas de venir bénir la maison, à Noël nous avions le cabri comme tout le monde, nous nous contentions de peu sans jamais envier les plus fortunés.
La chaumière était plutôt sombre, boucanée par le refoulement de la cheminée, la fumée faisait fonction de peinture. Le coin cuisine était sombre, les vitres tremblaient sous les rafales de vent, l’eau gouttait à travers tuiles disjointes ou fêlées, dans des bassines savamment réparties au grenier. La chambre appelée le frigidaire était froide, vous vous en doutez. Grand-mère réchauffait les lits en plaçant un fer à repasser en fonte dans les braises, l’emmaillotait dans un journal puis dans une vieille laine et le plongeait sous les draps à tour de rôle.
Sous les escaliers qui menaient au grenier régnait tout un fatras de vieilleries. Des cordes, des chaussures crevées dont les clous délogés menaçaient de mordre, des fils de fer, des sacs de jute et des vieilles cravates pour les entraves des chèvres.
Un martinet, aussi, dont je ne connus qu’une fois le goût des lanières fouettant les mollets. La bonne fée grand-mère se chargea de le faire disparaître, un temps la ceinture le remplaça mais ne fit pas longue carrière, non plus.
En bonne couturière, mémé récupérait boutons et bouts de tissus pour réparer nos effets fatigués, nous confectionnait des sachets, avec des restes de chemises, pour figues sèches et noix à la récré. Elle rapiéçait les chaussettes de foot en refaisant le pied de celles usagées, jetées par les plus argentés et dont la partie, de footballeur, visible sur le tibia, était encore intacte.
Au plafond, pendait la panoplie charcutière au grand complet. Le lard frôlait nos têtes afin que grand-mère puisse couper des tranches pour la cuisine sans grimper sur une chaise. Un lard d’une blancheur laiteuse dont elle raffolait et grillait de fines portions jusqu’à croustille dans la cheminée, en cas de petit creux.
Avec cette enfance du lard s’est installé tout un mode de vie dans la famille.
Pas un livre à portée de main, quelques vieux journaux récupérés dans un bar pour envelopper les pommes de terre, les tomates ou les oignons… et puis c’est tout.
Immergé dans un bain de gens qui ne geignaient jamais sur leur sort, qui vivaient soudés et se dépatouillaient pour mener vie convenable, je me construisais, tranquille.
Il existe, disséminés dans ce blog, de nombreux textes plus ciblés, plus précis, plus descriptifs et donc plus détaillés. Je suis passé rapidement pour éviter la redondance.
Article à suivre : « Racines 2 » (le versant papa).
Nous sommes en grande partie bâtis avec les normes, valeurs, modes de vie, affects de ceux qui nous ont élevés. Bien sûr nous oscillons entre l’adhésion et le rejet de ces legs. Le tout avec toutes les nuances de la nécessaire adaptation aux aléas heureux et malheureux de notre parcours et de nos rencontres.
Il me semble utile pour notre paix intérieure de le savoir et d’accueillir ces réminiscences. Point n’est nécessaire le concours d’un analyste quelconque sauf peut-être en situation de souffrance maladive. Ce qui est rare, heureusement.
Mais comme nous ne pouvons refaire le passé, accueillons le. Son parfum relève la saveur des choses, des gens, des mets, des couchers de soleil et des émotions d’aujourd’hui.
D’ailleurs il s’invite tout seul. Tenter de le repousser serait vain et somme toute dommageable.
Merci pour ce commentaire de texte, une composition qui eut obtenu une note solide en ce temps -là 😉
Et point de coup de Trafalgar pour la décrocher haut la main !
Je sais que tu accepteras mon clin d’œil décalé.
Que puis-je ajouter d’autre ?