La symphonie inachevée.

Lorsque je m’ennuie et que je n’y peux grand-chose, je fais un voyage dans le passé. Il est peuplé de jolis souvenirs comme un coffre d’enfant rempli de jouets.
Il suffit de fouiller un peu pour varier les rencontres et ne pas toujours tomber sur les mêmes images réjouissantes.

J’ai la chance de posséder un réservoir très fourni en anecdotes variées et de jouir d’une mémoire encore très fraîche. De la sorte, je peux faire des « va et vient » incessants entre passé et présent en effectuant les choix qui conviennent à l’humeur du moment. Ce refuge rassurant m’éloigne de l’ennui et me satisfait pleinement. J’ai la faculté de m’y plonger physiquement, du moins j’en ai la sensation. Quand j’y vais, j’y suis tout entier comme si je venais d’effectuer une translation, plus encore, une transmutation dans le temps de mon enfance. En immersion totale, les images et les sons deviennent réalité, un vécu que je revis sur commande.

Hier soir, je revisitais le texte intitulé « Il reste le noyau », un grand moment de théâtre disais-je. A cette époque nous étions encore innocents et prenions nos rôles très au sérieux… Ce souvenir de spectacle en a réveillé un autre.

Nous étions pré-adolescents. Souvent oisifs, nous cherchions un moyen d’embêter le monde sans être démasqués. Pour cela, le meilleur moment se situait aux alentours de minuit en début d’été. En pleine saison estivale ce n’était plus possible car les rues n’étaient jamais désertes à cette heure-ci.

J’avais rassemblé sept à huit copains de mon âge pour former un orchestre vocal inspiré des Frères Jacques pour la chorégraphie. Un jeu de voix en essayant de coller au plus près de la personnalité de chacun. Le principe était simple. Je me demandais quel animal je choisirais si je devais faire la caricature de chaque complice. Par exemple, notre ami Clément on pouvait facilement l’assimiler à une grenouille. Le coassement de l’amphibien, qu’il devait imiter de manière répétitive, lui collait à merveille, tant dans le vocal que dans la ressemblance physique. Son « Wouha, wouha wouha ! » rythmé sur une flexion des genoux façon piston de trompette que l’on enfonce puis relâche, faisait merveille. Vous imaginez le jeu de jambes et de voix, mouvements divers en cadence et tonalités harmonisées par le profane que j’étais.
Un autre distillait un « Bapapoum… bapapoum…  » lancinant pour accompagner criquets, cigales et martinets.
C’était un orchestre animalier tout en onomatopées bien synchronisées. Ne croyez pas que c’était n’importe quoi. Nous répétions derrière l’église, là où l’on fait toutes les bêtises, pour mettre en harmonie mouvements et voix, chacun devait se fondre dans la psychologie de l’animal choisi au point d’en approcher la ressemblance physique ou du moins facilement imaginable.
Je me trouvais en situation de chef d’orchestre, en maître de symphonie toujours inachevée, vous comprendrez pourquoi…

Wooah… wouah… wouah, moi ?
Va, va, va ! Tu n’y connais rien !

Les répétitions avaient lieu quelques soirs avant le grand concert. Figurez-vous que dans la journée nous étions dispersés dans nos quartiers, nous nous rencontrions rarement. Les soirs de gala, nous prenions possession de la piste de danse circulaire et cimentée sur la place de l’église. Elle était quelque peu décentrée à proximité immédiate de la scène, construite en dur, où trônaient les musiciens de la Saint Laurent, jour de fête patronale.
A cet endroit, les maisons à côté de la fontaine de Vichy sont aux premières loges.

Nous entrions en scène sans faire de bruit, presque sur la pointe des pieds, chacun prenait sa place sans avoir besoin d’une croix au sol pour se situer. Nous respirions un bon coup en écoutant le silence de minuit, je levais mes deux index au ciel, le signal pour humer profondément les étoiles, puis les voix entonnaient un « adagio calmissimo » prolongé. Les corps se cadençaient progressivement sur le rythme imprimé par le chant, d’abord pianissimo et le crescendo s’amorçait pour atteindre un « fortissimo allegrissimo » tonitruant qui ne tardait pas à faire bondir jusqu’à la fenêtre, restée ouverte à cause des premières chaleurs, ceux au sommeil léger, non encore plongés dans la phase profonde du dodo, ni celle dite paradoxale du rêve.
Ils n’avaient pas le temps de repérer les identités car, sur nos gardes, en quelques secondes seulement, comme une volée de moineaux, nous nous égaillions dans la nuit étoilée. Chacun prenait la direction de son quartier où nous disparaissions jusqu’au lendemain. Nous nous retrouvions la nuit suivante pour d’autres préparatifs en prévision d’une nouvelle représentation dont le soir restait à définir. Tout était bien rodé.

Vous venez de comprendre que notre symphonie était toujours inachevée par essence. C’était le principe recherché. Le but était de tenir un peu plus longtemps la fois suivante en retardant la montée au sommet du crescendo. Beaucoup de travail et de préparation pour un concert dont la durée était incertaine, très brève souvent, sujette à la qualité du sommeil des voisins les plus proches de la piste.

Nous étions les rois du tapage nocturne programmé, une planification qui nous permettait d’échapper aux représailles paternelles. Nous n’étions jamais reconnus individuellement…
Evidemment cela ne dura que le temps d’un début d’été, nous grandissions vite, nous ne pouvions nous éterniser dans les mêmes bêtises.

Nous passions ainsi une étape importante de notre jeunesse, ce n’était pas bien grave, rien de pendable au bout du compte mais de beaux souvenirs qui me permettent d’effacer l’ennui d’aujourd’hui. Je viens de revivre quelques minutes agréables en écrivant ce passage trouvé au fond de mon coffre à souvenirs.

Une manière, aussi, de rester éternellement gamin.

Bruttu ! (Vilain !)


2 Comments

  1. Aïe, s’il y a quelque chose que je ne supporte pas, c’est qu’on m’empêche de dormir, je vous aurais réduis en petits morceaux bande de galopins, bruttu Simonu 😉

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