Veillées, notre éveil à la vie.

Sans la télé ni le net, notre lucarne était la cheminée.
L’imaginaire s’exerçait au spectacle d’un feu et se nourrissait de la vie de nos proches qui en faisaient récit…

C’était l’hiver.

Le soir après le diner, la famille était réunie devant la cheminée.
Les enfants, nous nous placions sur les côtés, assis sur « u banchiteddu » (petit banc).
Silencieux, nous écoutions les adultes raconter leurs histoires sans toujours se soucier de nos chastes oreilles. Peut-être pensaient-ils que leur langage codé ne nous était pas accessible ?
Pendant les silences, nous fixions les braises et les gerbes d’étincelles qui s’envolaient soudain sans raison apparente. Un léger souffle venant du conduit ou simplement un tison qui s’effritait sous l’intensité de son incandescence, pouvaient être à l’origine de ce petit feu d’artifice fugace.
La pluie d’étincelles nous envoyait dans l’espace à côtoyer le cosmos, les étoiles et le mystère qui les entoure.
Le bruit de la vapeur baveuse qui s’échappait d’un bois trop vert, nous transportait au pied d’une cascade ou le long d’un ruisseau à traquer la truite, à écouter le clapotis de l’eau contre un gros galet dans ses endroits moins rapides.
Ces moments de méditation suggérée étaient de longueur variable et pouvaient s’éterniser. Je regardais ma grand-mère perdue dans ses rêves : Vers quel passé ou quel avenir a-t-elle fugué ? Personne ne demandait rien et chacun voyageait à sa guise.
Lorsque la cendre recouvrait les braises d’une poudreuse grise qui étouffait le foyer, nous étions dans la neige à rouler des boules qui gonflaient jusqu’à composer le corps d’un bonhomme tout blanc, plus large que haut avec son nez de Pinocchio et ses yeux noir charbon. Alors, grand-père ou grand-mère s’activait avec le tisonnier pour réveiller la bûche assoupie, puis l’oxygénait avec le vieux soufflet pour que la flamme, d’abord pâlotte, reprenne sa teinte bleue et s’élève dans le conduit. Un soufflet presque essoufflé d’avoir trop soufflé. Sa membrane accordéon de cuir souple, craquelée, parfois trouée et sommairement réparée, respirait encore suffisamment pour donner vie aux braises endormies. Quelques bouts de bois sec venaient en renfort pour donner de la vigueur au feu, suivis « di biaculedda », bûchettes de chêne… Encore un petit coup de tisonnier pour mettre un peu d’ordre, la chaleur nous rougissait le visage et chauffait les genoux.
Le dos, toujours plus froid, frissonnait par intermittence comme pour rappeler le contraste de la vie. Toutes ces sensations inversées pour que l’une existe par l’autre : l’humide et le sec, le chaud et le froid, la douleur et la douceur de vivre… Devant ces flammes qui dansaient à nouveau, nous changions de décor. Une musique de musette emplissait notre tête pour nous replonger dans le bal de la fête patronale. Nous revivions les valses et pasos endiablés sur la piste en bois de la Piazzona, le jour de la Saint Laurent. Nous lisions dans le feu comme d’autres lisent dans les boules de cristal avec moins de poésie…
Devenue boîte à imaginer, à revisiter le passé et inventer l’avenir, la cheminée était notre lucarne ouverte sur la vie. Aujourd’hui la télé vient à nous avec ses infos prédigérées, à consommer sans modération, le plus rapidement possible car d’autres tambourinent déjà… Dans l’ignorance des choses du monde, nous les développions à notre convenance.
Nous étions friands de ces moments privilégiés qui nous rapprochaient des adultes. Nous écoutions presque en secret leurs histoires interdites. Nous faisions mine de ne pas comprendre leurs codages, c’est ainsi, en relevant les incohérences, que nous nous forgions un état esprit…

Il se fait tard, grand-mère a jeté un regard vers le réveil posé juste au-dessus de nos têtes, sur la cheminée. Demain il faudra se lever tôt.
Elle posait son vieux fer à repasser sur la braise moins vive, quelques minutes, avant de l’emmailloter dans un journal doublé d’un tissu en coton, parfois d’un vieux pull dont la grosse laine emprisonnait puis restituait une douce chaleur. Elle plongeait cette chaufferette de fortune au fond du lit des parents puis dans celui des enfants.
En hiver, la lumière vacillait souvent, menaçant de s’éteindre à tout instant. Les rafales de vent qui sifflaient dans le grenier à travers les tuiles disjointes secouaient au passage les fils électriques arrimés au mur de la maison. Nous savions que la moindre panne durerait toute la nuit.  Les quinquets trônaient sur un coin de la cheminée, prêts à prendre le relais. Nous ne pestions pas, bien au contraire la lumière blafarde des lampes à pétrole et les ombres projetées par le feu nous plongeaient dans une autre atmosphère propice aux histoires d’épouvante. Frémissements garantis, nous adorions ces moments peu rassurants.

Au signal, nous partions nous coucher. La chambre était froide, on l’appelait « le frigidaire ». Nous plongions dans le lit et nous tendions les jambes sans hésiter pour aller chercher la chaleur tout au fond contre le fer à repasser. Depuis les pieds, la douceur nous envahissait, gagnait tout le corps… puis le sommeil serein nous emportait.
Dans la nuit profonde, notre inconscient prenait le relais pour nous inventer d’autres rêves, d’autres histoires qui se dissipaient à notre réveil.

Les veillées chez ma tante avec qui j’ai vécu une partie de mon enfance, n’avaient rien à voir avec celles chez mes grands-parents.

A la Navaggia, chez mes aïeux, il y avait toujours quelque chose à griller. Tout ce qui devait être chauffé passait devant les braises. Les pommes placées à distance du feu sur le bord de la cheminée faisaient un quart de tour toutes les dix minutes. Elles se craquelaient sous la chaleur, une écume blanche se figeait sur les fissures comme une sorte de cicatrisation instantanée. Il suffisait de tirer sur la peau pour déguster à la cuillère la pulpe cuite qui fondait dans la bouche se mêlant au sucre ou au miel préalablement versé dans le puits creusé à l’endroit du pédoncule. Outre les diverses charcuteries, nous cuisions des œufs dans la cendre chaude. Il fallait les humidifier pour éviter qu’ils n’éclatent. Lorsque la soirée était bien avancée, il n’était pas rare de goûter aux gros raisins à l’eau de vie, parfois des pruneaux. Grand-mère offrait volontiers un petit verre à liqueur de Cap Corse aux invités qui, souvent, s’invitaient tout seuls pour passer un moment avec nous.

Chez tante Marie, à la sortie du village, l’atmosphère était différente et les veillées se prolongeaient plus tard dans la nuit. Très peu portée sur la nourriture, elle avalait une soupe à l’oignon et c’est tout. C’était le rendez-vous des gens isolés à quelques centaines de mètres de sa maison. Chacun avait droit, à un moment de la soirée, à une infusion d’arba barona (thym) ou de feuilles d’eucalyptus que le projectionniste venant de Propriano ramassait pour elle sur son passage, au niveau de la vallée du Rizzanese. . Les tisanes étaient ses boissons préférées pour une bonne digestion disait-elle, alors qu’elle se plaignait sans arrêt d’avoir des nausées même après sa potion magique.
Chacun racontait son histoire grivoise ou d’épouvante. Tata adorait ressasser celle de la femme qui avait fait le pari d’aller dans le cimetière après minuit. Pour prouver son passage, elle devait planter un piquet à côté d’une tombe. Elle a été retrouvée morte le lendemain, le piquet fiché dans sa robe clouée au sol. Sans doute a-t-elle cru qu’un défunt la retenait par le tissu avant de succomber à une crise cardiaque.
Lorsque les invités partaient, tante prolongeait sa soirée avec Dieu. Elle lui racontait sa journée puis l’implorait de veiller sur ses enfants partis au service militaire. Elle récitait une volée de « Je vous salue » et de « Notre Père », qu’en bonne sacristine, elle connaissait à la perfection.
Parfois, elle lui promettait de me faire curé et en attendant, elle lui annonçait l’achat prochain d’une robe de bure afin que fisse apprentissage de moine, d’abord.
Elle était aux anges lorsque je disais la messe devant la cheminée dont le dessus recouvert d’un grand napperon tout en dentelle faisait fonction d’autel. Elle y posait bougie, lumignon dans l’huile, chapelet et crucifix. Enfant de cœur assidu, je servais la messe et la disais à la perfection devant la cheminée. C’était un ravissement pour elle. Je faisais office d’offrande à Dieu.
J’ai évité la robe de bure de justesse, elle ne la trouva dans aucun catalogue.
C’est à elle que je dois ma connaissance cinématographique car après l’église c’était cinéma. Responsable de l’affichage et de l’entretien de la salle, elle faisait aussi office d’ouvreuse. Nous rentrions tard, après minuit, avec le projectionniste dans sa 2CV grise dont les secousses et les hésitations par temps froid, nous chahutaient jusqu’à « a Scoppa » à la sortie du village…

A l’ombre de mes aïeux et de l’obscurantisme de ma tante, j’ai trouvé un peu de lumière.

D’un feu banal, après coupure de courant, surgissait un monde mystérieux.

Si d’aventure vous passez par là, Gibulène, sachez qu’une tempête rugit en ce moment, point de hiboux en vue.
Ils sont probablement planqués dans l’antre d’un vieux châtaignier.

10 Comments

  1. Superbe évocation, au point de me donner la nostalgie de ces veillées que je n’ai pas connues. Les photos sont magiques. Quant à la robe de bure, les catalogues de Saint Etienne n’étaient vraiment pas à la hauteurs des aspirations de votre tante… Tant mieux pour vous 😉

    1. J’y aurais échappé à la bure, j’étais en fin de cycle métaphysique 🙂
      C’est à ce contact que j’ai formé mon esprit.
      Analphabète comme mon père, son frère, ma tante me réveillait tous les matin vers 5 heures pour que j’apprenne mes leçons. Elle ne me laissait aucune chance… et très tôt, je filais sur la route qui mène à Tallano avec mon livre de sciences. Au moment des têtards, je vérifiais dans les rus ce que le livre nous apprenait. C’est alors que j’ai pu faire la différence entre œufs de crapaud en chapelets et ceux de grenouille en tas, en masse…
      Cette image est définitivement associée à ma tante sacristine qui était très loin de savoir cela…

  2. Ils auraient adoré les lueurs du feu dans l’âtre ! ce qui me rappelle quelques photos de feu retraitées dont l’une a donné naissance à un poème…… merci du clin d’œil. La personnalité de cette tante me plait bien 😉 et les pommes cuites dans la cheminée sont bien tentantes pour moi qui les fais au micro-ondes ! Bonne soirée

    1. Hors blog, certaines personnes, me connaissant, m’ont assuré s’être amusées à lecture du passage concernant ma tante.
      J’envisage un nouveau texte plus précis sur ce passage…
      Bonne soirée.

      1. pendant ce temps là je me démène sur mon propre blog dont je ne maîtrise plus la présentation 🙁 si je ne publie plus je pourrai toujours venir lire les écrits des amis blogonautes……… bonne soirée aussi

  3. Votre beau récit, me replonge dans ma petite enfance, où ma grand’mère, toujours attentive, passait dans mon lit, une rutilante bassinoire en cuivre pleine de braises.
    Tenez-vous au chaud, la météo corse a l’air agitée…

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