Vous savez… Vous savez !

Je ne me souviens plus de son prénom mais je me souviens d’elle.

C’était une fille bien portante, les cheveux longs, blonds comme les blés, les yeux d’un azur estival.

Une élève de CE1 qui vivait sa scolarité comme un calvaire. Une enfant en grande souffrance développant tous les tics possibles. Elle dégageait une grande fragilité, se torturait les doigts, tordait ses lèvres et se trémoussait sur sa chaise en vidant son sac. La maîtresse en prenait pour son grade, elle me racontait tout, me regardait droit dans les yeux en attendant une réponse puis fondait en larmes pour m’attendrir davantage.

Je l’écoutais sans rien dire pour la pousser dans ses retranchements. C’est à ce moment qu’elle m’aurait secoué pour que je vole à son secours.

Je connaissais bien son institutrice, une femme fragilisée par sa condition familiale, elle avait quelques faiblesses avec les cas difficiles. Le moindre échec lui devenait insupportable, elle culpabilisait et perdait toute lucidité comme si elle se retrouvait face à aux problèmes dans sa famille.

Dans de telles conditions, c’est très difficile, il faut être patient car la rééducation de la fillette était conditionnée à l’attitude de l’enseignante. Je devais rester très attentif à l’une et à l’autre, la situation était explosive comme si j’avais un pied sur chaque mine.
Travaillant régulièrement sur le secteur, je ne pouvais me permettre de faire exploser un camp. J’étais prisonnier aussi de ma crédibilité, je devais faire mes preuves en déminant précautionneusement et faisant apparaître des preuves de progrès.

D’un côté l’enseignante attendait de moi une exaspération qui lui aurait donné raison. La fillette rapportait tout ce qui se disait en classe, toujours en dramatisant, pour que je donne une bonne fessée à la maîtresse. Rien n’était clair dans l’esprit de l’une comme de l’autre.

Le cas était particulier, l’angoisse avait pris le dessus ôtant toute objectivité.

Je ne voyais qu’une issue, parvenir à quelques réussites scolaires pour calmer les hostilités. Ce n’était pas chose gagnée d’avance tant les tensions étaient palpables et tendues.
La situation n’était pas propice à une avancée utile et visible.

Lorsque je reçus l’enfant avec sa mère, le père avait refusé de venir, j’ai cru voir deux jumelles. Une grande fille et une petite, blotties l’une contre l’autre, fusionnelles et submergées par une grande émotion. Outre la ressemblance physique, elles avaient le même comportement déversant sur moi toute leur angoisse, pleurant à l’unisson et m’implorant d’intervenir.

Sans doute encouragée par la présence de sa mère, la fillette sanglotait et se lançait dans des  » Vous, savez… Et vous savez… », compulsifs, prononcés au hachoir en attendant une réaction de ma part, en sa faveur.

Eh bien vous savez quoi ? J’ai dû mentir avec la maîtresse.
Elle voulait bien savoir ce qui se disait hors de sa présence, je ne racontais que des bonnes choses sans trop exagérer non plus. En outre, je faisais jouer l’effet pygmalion… Ah, il était précieux celui-là pour déjouer les situations boquées !

J’annonçais que ses résultats aux tests étaient très corrects et que rien de ce côté-ci ne devrait gêner sa scolarité. Avec le temps, l’enseignante s’interrogeait sur sa pratique, se montrait plus attentive, l’enfant s’en rendait compte, je rassurais la mère qui tentait des risettes à la maîtresse.
L’institutrice qui semblait mieux maîtriser la situation me demanda d’arrêter l’aide personnalisée. (C’était toujours le but visé, la prise en main par l’enseignant dans sa classe, afin d’éviter de singulariser et d’aggraver des cas artificiels)

Et puis, vous savez quoi encore ?
Tout ce monde a fini par m’oublier, la fillette agissait comme si elle ne m’avait jamais vu. Elle m’ignorait en passant devant moi. La maîtresse, soulagée, ne parlait plus du cas et la maman s’attardait pour bavarder dans la cour avec elle.
Tout était rentré dans l’ordre, on m’ignorait royalement, c’était bon signe.
Je ne servais plus à rien, c’était l’aboutissement suprême de toutes mes interventions, notamment lorsque les causes étaient fortement relationnelles.

J’ai mis du temps à comprendre que mon métier consistait à se faire oublier.
D’abord dans la mémoire active, mon image se glissait dans la mémoire cachée, passait du conscient au subconscient.
Lorsque je tombais dans l’oubli, c’est qu’il avait du mieux ou que tout allait bien.

J’usais quelques fois de l’effet pygmalion lorsque des situations étaient bloquées.
C’était mon côté « avocaméléon » qui s’adapte à la situation à plaider.
A la lumière de tests plus ou moins fallacieux, j’affirmais que tout allait bien. Cela changeait les comportements et les regards, il n’était pas rare d’entendre « Vous aviez raison, il n’est pas plus bête qu’un autre…  » Les rapports évoluaient dans le bon sens, tout rentrait dans l’ordre, souvent.
Evidemment, l’usage de l’effet pygmalion ne se pratiquait qu’avec des cas de progrès prévisibles, bloqués jusque là par de mauvaises relations uniquement.
Un moyen certes détourné car il est difficile de dire à un enseignant qu’il s’est braqué.

Le métier n’est pas simple et mérite beaucoup de reconnaissance.

L’image en titre : Feuilles de poirier en automne.
Pour info, les traces rouges qui ressemblent à des coups de feutre ne sont que couleurs naturelles.

9 Comments

  1. Beaucoup d’écoute, de délicatesse et d’attention de votre part et une bonne dose de psychologie, un métier qui ne doit pas être à la portée de tout le monde mais je pense que vous étiez fait pour cela.

    1. Bonjour Al,
      J’espère que vous avez traversé le cap Noël dans la joie 😉
      Oui, on m’a toujours dit cela, ce fut une construction naturelle au contact d’une vie que d’autres auraient qualifiée de difficile.
      Elle était tout simplement enrichissante et je n’en ai cultivé que plaisir.
      J’étais à l’écoute de mon milieu, c’est ainsi que j’ai appris à comprendre les autres.
      Enfin, je crois…
      Bonne journée Al 🙂

    1. Ah ! Il est parti par la poste ?
      Cela me rappelle une anecdote, une fille répondait à son amoureux qu’elle gardait à distance  » Bonnes fêtes pascales ».
      Il répondit : « Je ne m’appelle pas Pascal ! »
      Ce fut rédhibitoire, le coup de grâce, il venait de perdre toutes ses chances.
      Voyez Gibulène, je m’en vais toujours chercher un vagabondage.
      Je n’y peux rien, ça bout et je ne parviens pas à baisser le feu 😉
      Merci pour votre commentaire et bonne soirée ! 🙂

      1. un grand pull bien douillet, des grosses chaussettes, et hop gibulaine vainc sa hantise du froid pour admirer et écouter le silence….. ici le mistral a pris le dessus depuis deux jours, c’est laine aussi, mais moins douce.

    1. Bon d’un autre côté c’est mieux qu’elle ne tienne pas parce que la neige vous complique pas mal la vie, alors pas de regrets 🙂

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