Il n’y a pas si longtemps, j’ai l’impression que c’était hier, nous avions moins de quinze ans.
Lévie en ce temps-là accrochait ses vivats sous toutes les fenêtres, chaque année entre le 7 et le 11 août, San Larenzu battait son plein.
Tous les quartiers fêtaient la vie et Lévie.
Les cousins, cousines, oncles, tantes et amis venus d’autres villages ou du continent se retrouvaient autour d’une table bien garnie pour fêter Saint Laurent.
Dans la sombre cuisine qui tenait lieu de salle à manger, flottait un fumet de vieux saucisson. Depuis décembre, il séjournait dans la cendre et s’était imprégné comme la vuletta, la coppa ou le jambon, de la moisissure verte, fleurie dans le séchoir frais creusé dans le tuf.
Plus qu’une odeur, cet arôme particulier caractérisait notre charcuterie maison qui sentait la cave, disait-on.
C’était l’occasion d’entamer le gros prisuttu et a cionciula* qui avait mûri, durant le mois précédant la fête, à l’ombre de la grande jarre pour reprendre un peu de moelleux.
L‘incontournable salade des tomates du jardin agrémentée de cercles d’oignon rouge, de basilic, anchois, olives et d’œufs durs, le tout baignant dans une huile d’olive bien fruitée puisée à la louche dans la petite jarre, suivait la charcuterie. Une jetée de sel concassé, quelques volées de poivre, un poivre noir fraîchement moulu et pincé dans le tiroir d’un petit moulin bien culotté passait d’un convive à l’autre en évitant d’effleurer les narines.
Venait le tour « di a pasta asciuta ». Des spaghetti cabriolés dans une sauce de daube, largement recouverts de fromage râpé, bien vieux et bien piquant. Des poignées de fraîchement « gratté » étaient lancées à la volée comme un pâtissier fleure sa table de travail, les épicuriens en rajoutaient une couche. Après daube, re-fromage, café et eau de vie.
Repu, « beddu tichju » comme on dit chez nous, tout ce monde semblait un peu anesthésié et sommeillait sur les chaises ou dans un coin à l’ombre en attendant le retour du tonus.
C’était le repas spécial retrouvailles di San Larenzu. Toujours le même.
A surba, la rue principale, riait sous les guirlandes qui flottaient à la brise légère en agitant ses effets multicolores. De la fontaine de Vichy jusqu’à la Pergola s’alignaient les stands, des deux côtés de la rue, dont une des attractions était le Lion de Roccapina. Selon l’humeur de l’animateur qui avait un profil de rongeur comme pour ressembler à son cochon d’Inde qu’il gardait prisonnier sous une passoire tenue au bout d’une canne à pêche, on entendait : « Venez voir le Lion de Roccapina, le rat qui a fait trembler Chicago ! ». Le petit animal était entouré de maisonnettes surmontées de lots. Chacun misait à sa guise directement sur le toit de l’abri, la passoire était soulevée et le rongeur, après quelques hésitations qui soulevaient des « oh ! et des ah ! », allait s’abriter dans une habitation désignant ainsi le gagnant. C’était la seule attraction ambulante. Le « Lion » s’installait dans les endroits passants, selon le moment du jour, au carrefour de la fontaine de Vichy ou non loin du bal à la Piazzona, au plus fort des valses, tangos et autres pasos.
Nous étions fascinés par la grue prisonnière d’une cabine vitrée, installée sur le trottoir, remplie d’objets divers dont les montres étaient les plus convoitées. Nous guidions le balancier, l’actionnant de l’extérieur avec un volant vers un bracelet qui émergeait du méli-mélo. Le grappin le saisissait rarement ou le lâchait avant de parvenir à l’avaloir qui devait conduire la montre jusqu’à l’extérieur, donc jusqu’à nous. Parfois des cris de joie indiquaient qu’une bonne prise venait de tomber… Hélas, la montre ne fonctionnait que quelques heures avant de rendre l’âme et toutes les secondes qu’elle portait en elle. Sans doute arrivait-elle épuisée depuis une contrée lointaine, déjà.
Outre le tir à la carabine à air comprimé, un autre stand très suivi par les garçons était celui des voitures téléguidées. Un fil électrique reliait le volant manipulé par le joueur qui pilotait le véhicule à distance. C’étaient des répliques de tractions de l’époque qu’il fallait rentrer dans un garage sans rien heurter au passage… un peu comme le cochon d’inde dans ses maisonnettes. C’était un coup à prendre, il n’était pas étonnant de rencontrer un « sans permis » bien plus habile qu’un chauffeur de taxi…. juste le temps qu’il prenne ses marques aussi.
C’était l’occasion rêvée pour chambrer et chahuter celui qui passait sa vie à convoyer les autres au volant de son auto…
Le stand « di u bracci muzzu » toujours posté à côté du magasin Jany, était très visité. Tout le monde connaissait le manchot qui vendait spichjetti e sampungni ( lunettes de soleil et harmonicas) en les « manipulant » avec ses moignons faisant montre d’une dextérité surprenante. C’était presque un passage obligé, tant pour acheter que pour converser un peu avec l’homme devenu la mascotte de la fête.
Les personnes âgées dont ma grand-mère qui ne sortait qu’une fois par an, ne rataient jamais une soirée avec Gugus. Mon aïeule thésaurisait dans une chaussette bien cachée, toute l’année, en prévision de son passage annuel côté bar du Progrès où s’installait son attraction préférée, Gugus dont elle était une fan absolue. Elle regardait, émerveillée, avec des yeux d’enfants, et rentrait chez elle, heureuse d’avoir gagné quelques tasses ou quelques verres. L’animateur connaissait les inconditionnels du personnage et ne les laissait jamais repartir sans un lot de consolation si la malchance les poursuivait.
Gugus faisait toujours face au « bracci muzzu ». C’était un petit bonhomme qui grimpait de manière mécanique jusqu’au sommet d’un mât de cocagne pour attraper un lot avec son crochet. Des numéros inscrits sur des tablettes en bois faisaient office de tickets. Ils étaient également marqués sur des pièces de charcuterie en plâtre suspendues à une jante de vélo tournant au bout du mât. Une attraction très courue par nos grands-mères car les lots proposés étaient des tasses, des verres, des services divers et autres éléments de table. S’amuser avec l’espoir d’augmenter son lot de vaisselle était un réel plaisir pour elles. Une manière de joindre l’utile à l’agréable.
( Soixante ans plus tard, alors que je déambulais dans les rues de Bastia, conversant avec un parfait inconnu, j’ai fait une sacrée découverte. L’homme apprenant que j’étais de Lévie, me raconta que son oncle courait les fêtes de village avec son personnage Gugus. Après lui avoir dit que j’avais écrit son histoire dans un texte intitulé Gugus, je lui promis de le porter à sa connaissance. Le lendemain, cet homme me guettait au même endroit. Très ému, il me fit part de l’exactitude de mes propos et m’annonça que « u bracci muzzu » était son grand-père et qu’il se prénomme comme lui. Il m’a raconté son histoire, peu commune, que je narrerai dans les détails bientôt. C’est alors que je compris, tant d’années plus tard, pourquoi Gugus faisait toujours face au manchot, c’était le fils qui veillait sur son père.)
Je me souviens d’un orchestre avec onze musiciens dont neuf (c’est un vague souvenir) étaient aux trompettes et clarinettes…du jamais vu par ici.
Les Haricots Rouges en fanfare parcouraient la Sorba en fin d’après-midi…
Une année, le groupe Los Machucambos célébra son très populaire « Pepito » et ses Cha-cha-cha sous le regard du clocher du village dont les cloches, muettes à cette heure-ci, auraient bien donné la réplique.
Le cha cha cha de Serra di Scopamena, inventé pour la circonstance par Bonaventure fit sa gloire durant de nombreuses années. C’est d’ailleurs, la venue de cet orchestre qui fut à l’origine de la carrière de notre vedette locale, mondialement connue en Alta Rocca*, incontournable dans les fêtes votives des environs.
Il repose désormais dans le cimetière juste en face de la Piazzona, peut-être entend-il les flonflons de sa jeunesse chaque année au milieu du mois d’août ?
Un peu plus tard, ce fut la période « Bimbo juniors » orchestre animé par Hyacinthe Maestracci avec, à la batterie, Bernard Minet qui deviendra le batteur des » Musclés » du club Dorothée. Ce dernier m’a confirmé, il y a quelques mois, qu’il garde un souvenir impérissable de cette époque, évoquant les repas copieux chez l’habitant et la convivialité omniprésente dans nos villages.
Une petite anecdote pour finir, concernant le premier orchestre régional, on peut même dire du coin puisque d’Altagène tout proche. Le « chef » des musiciens se promenait l’après-midi dans les rues en jonglant avec les clés de sa voiture. Lorsqu’il nous croisait, il nous demandait : « Vous n’avez pas vu mon orchestre par hasard ? » Il déambulait ainsi pour se montrer et dire qui il était. Tout le monde savait… et lui était fier comme Artaban.
Dans d’autres textes, j’ai évoqué les courses cyclistes et de chevaux à Ciniccia…
C’était le San Larenzu de mon enfance.
Très émouvante histoire que celle de Gugus. Joli témoignage.
Je parie que la fête di san Larenzu d’aujourd’hui n’a pas les mêmes couleurs ni la même saveur…
L’histoire de Gugus et di u bracci muzzu, dont j’ai découvert le fil il y a deux ans en conversant avec un quidam, est très intéressante. Je la dévoilerai peut-être un jour, je vais demander des précisions et l’aval de la personne qui m’a tout raconté…
Une fête « très riche » qui durait quatre jours et parfois cinq.
Courses cyclistes et de chevaux.
Tournoi de foot qui mettait toute l’Alta Rocca en ébullition, tournoi auquel j’ai participé quelques années.
Le concours de pétanque très couru, les joueurs venaient d’Ajaccio et même de Ghisonaccia.
Un concours gagné une année avec mon frère et mon cousin germain Bonaventure dont il est question dans le texte. Un garçon très doué pour animer une soirée, apprécié de tous et mondialement connu en Alta Rocca (expression de l’époque). Nous avions gagné après avoir éliminé en demi-finale, l’équipe finaliste du championnat de Corse. Tout le village nous soutenait, les champions qui menaient 12/0, ont fini par s’embrouiller d’orgueil et nous gagnâmes 13/12.
Passons sur le feu d’artifice, le plus fourni de toute la région.
Les jeux d’enfants très suivis… et j’en oublie sans doute.
Aujourd’hui, comme partout, tout s’est éteint, une pâle copie en toute logique suivant le déclin multiformes, généralisé dans nos villages…