Hier encore, j’avais dix ans.

Il faisait très chaud, c’était un mois d’août.

La résurgence Funtanedda* gargouillait joyeusement, toute en fraîcheur à l’ombre d’une clématite Vitalba partie à l’assaut des aulnes tout proches et dont le réseau avait tressé un entrelacs serré de lianes, formant un long couloir humide qui reliait le quartier Maestracci à la source.
Un air frais circulait sous la voute Vitalba.
L’eau de Funtanedda surgissait d’un mur en pierres sèches, vive et chantante. A peine sortie du frigo souterrain, elle tournait dans la petite vasque sculptée dans une gargouille de granit puis filait dans le goulet dont le bec verseur constitué d’une feuille de noyer assurait un jet du plus bel effet. Elle sautait dans un ru encore très alerte en ce mois sec et s’en allait grossir le Fiumiccicoli en contrebas.
C’est à cette source que nous nous abreuvions et que nous allions chercher l’eau fraîche pour le repas de midi.
C’était un rituel, nous plongions vers l’endroit pour remplir la cruche avec l’espoir de battre le record aller/retour, à chaque fois. Il nous fallait quelques minutes seulement.
Le plus long était de remplir la cruche.
En quelques foulées sprintées dans la descente tortueuse, l’allure vive, nous étions sur place et, si quelqu’un déjà posté devant la fontaine nous devançait, nous savions que le record ne serait pas pour ce jour.
Avant le top départ, nous jetions un regard vers le réveil qui trônait sur la cheminée et nous pointions au retour pour vérifier si nous avions été plus rapides que le jour précédent.

Nous arrivions côté Navaggia, à l’opposé de Maestracci.

Libellules et demoiselles scintillaient en se posant sur les herbes du bord de l’eau, des végétaux presque devenus aquatiques. Leurs yeux globuleux, d’un marine intense, nous repéraient facilement de sorte que ces odonates* étaient inapprochables. Leurs ailes transparentes renvoyaient des éclats de bleu, de vert ou de brun soutenu, des couleurs irisées, métalliques, éclaboussées par la réverbération du ru.
L’onde chantait en imprimant son tempo aux tiges frêles. Elle ralentissait sa course dès qu’une personne remplissait sa carafe, puis un vibrato plus soutenu faisait valser un instant les herbes amphibies. Une eau sautillante, guillerette, claire, qui n’avait jamais connu de pollution.
Une odeur de plante mouillée, née les pieds dans le ruisseau, diffusait une fraîcheur parfumée et saine. La coulée vive semblait heureuse, encore un peu sauvage avec ses petites cascades et ses bouillonnements qui n’avaient aucun secret pour nous.

L’après-midi, en plein soleil, c’était l’invasion d’argus bleus. Plusieurs dizaines, attirés par le parfum de la menthe sauvage qui avait déployé ses inflorescences.
Des effluves entêtants tourbillonnaient dans l’atmosphère comme un appel odorant. Des petits plumeaux d’un tendre violet, offraient leurs étamines à tous les papillons des environs. Ces derniers déroulaient puis tendaient leurs trompes pour siphonner le meilleur du nectar de minuscules fleurs rosées.

Nous étions enfants, la dizaine d’années à peine dépassée.
Nous attendions l’heure qui invite les parents à faire la sieste pour prendre un peu de liberté.

Nous marchions pieds nus, souvent.
Les plus fragiles à la voute plantaire douillette, portaient des spartiates en caoutchouc blanc très utiles pour patauger dans les coins humides.
Nous avions repéré un endroit plat où l’eau s’écoulait lentement en formant une plage boueuse de glaise très fine. Nous avancions à pas mesurés, déchaussés, les jambes nues, dans la partie la plus profonde pour nous enfoncer jusque sous les genoux. En ressortant, parfois péniblement car l’effet ventouse marquait une résistance, nous étions chaussés de bottes moulantes. En veillant à ne pas abîmer ces jambières toutes neuves, nous nous exposions au soleil pour les faire sécher. En quelques minutes seulement, nous étions muletiers, prêts à courir le maquis, les jambes désormais protégées par ces belles molletières de cuir glaiseux.
Plus tard, à la faveur d’une leçon sur la Rome Antique, nous devenions gladiateur Rétiaire ou Samnite. C’est au moment de rentrer que nous passions à tour de rôle sous le filet d’eau de Funtanedda pour effacer toute trace de boue.

Il y a longtemps que je n’ai plus vu une libellule.
Est-ce un hasard ? Le ru est presque à sec aujourd’hui et Funtanedda n’existe plus.
Sans doute captée, capturée, définitivement privée de liberté, elle a perdu son chemin.

Si l’on rencontre encore un filet d’eau qui circule péniblement au hasard d’une pente, je n’y vois plus beaucoup de menthe ni de saponaire.
Les ronces, la vipérine et les coquelicots se sont installés.

Désormais, de l’eau de lessive ou de vaisselle semble polluer le ru.
Des baves crayeuses et mousseuses se sont agglutinées contre des restes de branchages que le ruissellement n’a plus la force de véhiculer.
Ça sent le croupi, le figé, tout n’est que ramassis…
Qui oserait encore y plonger ses guiboles même avec des cuissardes ? Quel serait le plaisir ?
La vie s’en est allée.
L’eau devenue glauque, vaseuse et fort usée, stagne en oubliant de chanter sa mélodie au milieu des herbes couchées, désormais avachies sur une onde fatiguée…

L’endroit était souriant, devenu lugubre aujourd’hui… Curcia Funtanedda (Pauvre petite fontaine…)

Le mur refait, Funtanedda ne chante plus.

*Funtanedda = Petite Fontaine

*Odonates = insectes au corps allongé muni de deux paires d’ailes transparentes (libellules et demoiselles)

L’endroit a perdu son charme.
Un peu plus loin, un peu d’espoir…

1 Comment

  1. Oui… Bien triste tout ça. Nous seront parmi les dernière générations à avoir connu la pureté d’un monde à tous les points de vue sans doute.
    Dire qu’on ne respecte même plus l’eau, qui nous est aussi vitale que l’air qu’on respire…

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