La virgule.

Un petit intermède, la personne dort sous la terre, dort sous les temps, depuis belle lurette.

L’histoire de la virgule est très ancienne.
Elle sent le remugle.
Je pense être le seul à la raconter encore à l’occasion d’une rencontre avec un vieil ami de l’ancienne école.
Une atmosphère particulière, une époque reculée, la génération de mes parents.
Fait-elle encore sourire ? Je l’ignore.
Est-on encore capable de relativiser sans se focaliser sur la pratique d’un autre temps ?
J’imagine, avec le sérieux qui régnait dans les classes à cette époque, que le moindre sketch improvisé était le bienvenu pour détendre, un peu, la pesanteur ambiante…

C’était au CM2.
Un des élèves tardait à s’adapter aux différentes opérations des nombres décimaux. Le maître ne lâchait jamais le morceau et revenait inlassablement à la charge jusqu’à l’acquisition certaine.
Ce jour-là, le garçonnet, que nous nommerons Dumè, était planté devant le tableau face à une addition. A côté, sur sa gauche, l’enseignant agitait une baguette, chaque maître avait sa préférence entre l’osier fin, surtout flexible, et la férule rigide, plus grosse, légère et ferme.
La menace de la badine nous plongeait dans une sorte de paralysie intellectuelle nous interdisant toute réflexion productive. Nous demeurions muets avec la certitude de recevoir quelques coups, plus ou moins portés durement, avant de regagner notre place la tête basse. J’ai connu la fin de cette pratique sans vraiment en avoir souffert…

Dumè savait qu’il n’avait plus le droit à l’erreur car le maître revenait pour la énième fois sur le blocage. Le gamin n’était plus très sûr de lui et achoppait régulièrement sur la même difficulté. Tout se passait normalement jusqu’à la fameuse virgule qui le déroutait inévitablement. Il doutait, regardait le plafond, faisait mine de réfléchir profondément, se grattait, passait par toutes les mimiques censées provoquer le rire lors d’une pièce de théâtre.

Dumè         – Heu…
Le maître – Alors ?
 – E bè, alors… Puis il se tourna vers ses camarades, discrètement. Il attendait un signe, le regard résigné comme un appel au secours. D’un geste rapide, sans ambiguïté, un élève compatissant et téméraire lui indiqua de placer la virgule en mimant avec son doigt.
Alors… J’abasse la virgule ! Et s’exécuta. Il savait qu’à un moment ou un autre, il fallait « abaisser la virgule ». Il se retourna une nouvelle fois, un autre enfant lui signifia un « non » catégorique avec sa main agitée en essuie-glace.
Se ravisant, Dumè se tourna vers l’enseignant :
– Et puis, je ne l’abasse pas ! » tout en effaçant avec ses doigts.
Le maître agita sa baguette plus vivement :
– Alora ! Tu l’abasses ou tu l’abasses pas ?
– Je l’abasse plus !

Sous la menace plus pressante, l’enfant flottait dans l’incertitude absolue et répondait machinalement. Dans le brouillard de l’instant virgule, Dominique regagnait sa place en attendant le prochain épisode. Il ne devait son salut qu’au secours d’un membre de sa famille qui lui prodiguait des cours particuliers pour faire sauter cet obstacle.
Habitués à ce genre de scènes, les élèves attendaient ce moment tragi-comique comme on va au théâtre pour une voir une pièce de Molière… Un jour ou l’autre, il fallait monter sur scène passer un mauvais quart d’heure, surtout les garçons car avec les filles la méthode était plus douce mais tout aussi gênante.
Des anecdotes de ce genre, nous en avons connu des liasses… plus vivantes en les racontant et les mimant, bien évidemment.

2 Comments

  1. Sacrée virgule 😉 La scène est racontée avec beaucoup d’humour, c’est savoureux. Je me revois à la place du pauvre Dumè au sujet des litres, décilitres et centilitres … Misère!

    1. Certains, par les temps qui courent, occulteraient l’humour pour fustiger une pratique qui n’existe plus.
      Beddi tempi quissi dinò ! 🙂

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