Il n’y a pas si longtemps, Lévie, comme d’autres villages de l’Alta Rocca, faisait vivre de nombreux artisans. C’était dans les années 50/60.
Il était loin d’être procrastinateur, très peu loquace, il ne savait dire que « La setteman qui vient ! » (La semaine prochaine) …
Il avait un drôle d’accent, pas l’accent de chez nous, probablement celui d’un coin d’Italie. Les mots rocailleux, le langage lapidaire.
Les adultes savaient, sans doute. Nous les enfants, nous l’ignorions, nous nous contentions de porter puis de récupérer les chaussures… « Bonjour… aurevoir, Monsieur Ange ! » C’était la seule conversation possible avec ce taciturne.
Il semblait porter en lui tout un passé secret, là-bas dans son pays.
Sa silhouette massive et courbée, son pas lent, sa mobilité réduite et le regard sombre trahissaient une mélancolie, la nostalgie d’une autre vie, probablement. Ses pensées voyageaient dans un ailleurs que nous ne connaissions pas lorsque son regard franchissait les limites de sa petite fenêtre. Nous ne saurons jamais, l’homme ne se plaignait de rien et ne s’occupait que de chaussures.
Il était mécanicien, plus encore, chirurgien des souliers des champs et bottines des villes.
Avec le recul, je me demande ce qu’a bien pu être sa vie.
Je ne l’ai jamais vu communiquer avec quelqu’un d’autre que sa voisine Alexandrine. Il effectuait tout juste quelques pas autour de sa maison, tirant sur sa cigarette, sans s’éloigner plus d’une dizaine de mètres… Allez, disons cent mètres pour les jours qui m’ont échappé !
Dès le couloir de la partie commune, on entrait directement dans son atelier minuscule, de trois à quatre mètres carrés. Il se tenait assis devant la petite fenêtre, ses vieilles lunettes sur le bout du nez lui donnaient un air de Geppetto. Il nous regardait arriver par-dessus ses lorgnons sans dire un mot. Il suffisait de lui tendre les chaussures pour qu’il les inspecte un instant avant de les jeter dans une boîte sous la table de travail où attendaient d’autres chaussures aux maux divers. Puis, hésitant, nous tentions un timide : « C’est pour quand ? »
Aussitôt fusait : « La setteman qui vient ! » Invariablement.
Il avait cette habitude de toujours dire : « la semaine prochaine », que l’on soit lundi, samedi ou tout autre jour.
Nous n’avions pas besoin de nous identifier, il nous connaissait de vue, les souliers avaient un visage.
Sa vie étriquée se résumait à chaussure après chaussure et ressemblait à l’exiguïté de son échoppe. J’avais remarqué qu’il observait toujours les chaussures par paire, bien accolées l’une à l’autre, les tournant dans tous les sens, avant de juger de la réparation. On ne disait jamais quelle intervention nous souhaitions, c’était lui qui décidait. Il connaissait ses clients et savait jusqu’où aller dans la dépense de chacun.
Un nombre impressionnant d’instruments jonchait sa table de travail dans un désordre qui semblait lui convenir. Enclumes de cordonnier, alènes multiples pour petits ou gros trous, emporte-pièce à barillet, aiguilles courbées, tire-forme, marteaux à battre ou à clouter, pinces de toutes sortes et tranchoirs à cuir impeccablement affûtés. Un tranchant bien large qui brillait d’un gris clair métallique fraîchement meulé.
Il avait toujours à portée de main son galipot, espèce de pâton de résine odorante qui lui servait à déraidir le ligneul, ce gros cordon de cuir imprégné de poix ou de fil destiné à solidariser le haut de la chaussure avec la semelle en exécutant, à la main, une double couture croisée parfaitement réalisée. Pour assouplir son fil et le rendre plus résistant, il tenait sa boule de poix dans une main, tirant avec l’autre le lien qui traversait la pâte. Suffisamment imprégnée, après plusieurs passages, la fibre était prête à l’emploi. C’était l’artisan dans toute sa splendeur, la modestie dans la belle ouvrage…
Je crois qu’il n’aurait changé de métier pour rien au monde. Chez ces gens-là, on rêve de cuir et de rien d’autre.
Une odeur forte, mais agréable, d’extrait de pin flottait jusque dans le couloir. Selon le moment et le travail qu’il effectuait, le cirage l’emportait sur la poix. L’endroit était idéal pour donner à un écolier le goût de la description, tous les sens étaient à contribution. Battage du cuir, bric-à-brac d’outils, matière lisse ou granulée, parfums entêtants… de l’ouïe à l’odorat en passant par la vue et le toucher, tout l’être était en éveil. Le goût, était pour lui, l’amour et l’art d’être scarparu. ( de « scarpu »=chaussure, cordonnier)
J’aimais sentir cette odeur qui marquait son territoire. Je partais chez lui avec les chaussures de mon grand-père en sautillant, parfois à cloche-pied comme si j’avançais sur une marelle. Parvenu devant sa porte, je savais que j’allais recevoir de plein fouet l’expression de tous les sens avec une pointe d’inquiétude car son air énigmatique de ténébreux silencieux n’était pas rassurant.
Pourtant, j’ai gardé ce souvenir encore vivace d’un homme qui, par son très fort investissement dans le métier, a oublié de vivre. C’était un temps où le mot labeur ne savait pas compter les heures.
Monsieur Ange a dû puissamment imprégner son cercueil de résine complice avec le bois de sapin.
J’imagine qu’en arrivant aux portes du paradis, quelqu’un devait l’attendre. Il a dû y pénétrer de son pas lent, sans faire de bruit pour ne pas déranger les anges, ses homonymes. Peut-être leur confectionne-t-il des bottines légères pour sautiller de nuage à nuage… des gardiens discrets, à son image.
De là-haut, peut-être voyait-il mieux le lieu de son enfance et les siens qu’il visitait en secret depuis son petit atelier de Carianonu.
Aujourd’hui, les chaussures en faux cuir qui exhalent des parfums artificiels finissent plus vite leur vie : entre le fabriquant et la poubelle, il y a un chaînon manquant.
A vouloir contracter le temps, on laisse filer le vent.
On l’appelait Monsieur Ange dit « La setteman qui vient ».
Voici les commentaires à la suite de la première version (2014)
PIETRI Jean-Luc
15 Jan 2014 à 23 h 43 min Modifier
Bonjour,
Merci pour vos textes.
Je vous propose un texte d’antan, voici une légende : L’onde fatale de LAURENT RENUCCI. Voir l’adresse du site internet ci-dessus.
Ce texte est paru en 1925 dans la revue La Corse Touristique de Francois PIETRI.
Cordialement
Jean-Luc PIETRI
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simonu
16 Jan 2014 à 19 h 39 min Modifier
Bonjour, J’ai eu un peu de mal à trouver, un tout petit peu (l’adresse n’était pas ici). J’ai apprécié l’écriture et visiblement, votre grand-père prenait le plaisir de l’écrivain. Il arrive un moment où nous regardons tous dans le rétroviseur pour voir, entendre, écouter ou se souvenir de nos aïeux. C’est un vrai plaisir pour nous aussi. C’est mon cas même lorsque la trace est infime. Merci et bonne soirée.
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zevaco
18 Déc 2014 à 11 h 12 min Modifier
En regardant dans le rétroviseur et en partageant, qu’elle belle ouvrage aussi! Vous nous donnez à entendre, à voir, à sentir, ….avec beaucoup de simplicité, de précisions, de coeur, de talent quoi! Et vous ravivez des souvenirs aussi…..ajaccio, rue Fesh ,…merci.
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JEAN-PAUL DE PERETTI
13 Juil 2016 à 10 h 26 min Modifier
Il a vraiment marqué notre mémoire, le brave homme, Ange B. …U scarparu ! …Tout dans ton texte fait revivre idéalement le Souvenir. On revoit le visage, l’atelier exigu et sombre, le visage vieilli au regard clair et débonnaire qu’il accordait par dessus ses lunettes, façon « Geppetto », comme tu l’as si bien dit, jusqu’aux odeurs reconstituées, comme une bouffée réminiscente aux fortes senteurs de pin (la fameuse poix !)… Encore Bravo, Simon, pour le plaisir que tu nous procure à te relire.le commentaires sur la première version (2014)