Durant notre enfance, le lundi de Pâques était très attendu et la dinette pascale incontournable. C’est encore le cas dans les chaumières.
J’avais l’habitude de faire « a pucèna » au fond du jardin avec mon frère. C’était à trente mètres, tout justes, de la maison, avec les inévitables canestri et caccaveddi confectionnés par notre grand-mère, leurs deux œufs durs encastrés, cuits en même temps que la pâte. Nous faisions l’apprentissage de la liberté en partant seuls avec notre panier en osier. C’était le bout du monde à deux pas de la maison. Cette sensation, bien que naissante, était présente à l’occasion de cette dînette « urbi » à côté de la demeure familiale. Depuis le pas de la porte, grand-mère nous surveillait faisant mine de nous interroger sur les réserves. Avions-nous suffisamment à manger ? Puis un geste d’aurevoir, elle s’éclipsait. J’imagine qu’elle continuait à veiller sur nous en apparaissant sans être vue… Nous étions encore trop jeunes pour une évasion plus lointaine, a pucèna nous paraissait orbi, loin de chez nous.
Cette année-là, nous avions douze ou treize ans. Alain, mon ami d’enfance, avait prévenu sa mère Françoise. Nous étions décidés à partir loin de l’habitation familiale pour la première fois. Les enfants du village étaient délocalisés en car avec le curé sur la plage de Pinareddu. Une excursion d’une cinquantaine de kilomètres et l’occasion de découvrir la mer pour certains. Nous avions déjà fait ce voyage, nous souhaitions partir seuls du côté de Savalè, une oliveraie située à deux kilomètres seulement de la maison, que je connaissais parfaitement.
Alain avait dressé une liste de courses et l’avait proposée à sa mère. Françoise était très inquiète, elle préférait nous savoir sous surveillance à proximité de l’Olmiccia ou de la Navaggia. Tous ses arguments visaient à nous dissuader de partir seuls dans la nature. Elle invoquait le froid, la pluie, le vent frisquet… la bronchite assurée. Et si le coronavirus avait été de la partie, elle nous aurait fichu la trouille. Un codvid même avant 19, ça vadrouille et ça assaille sans vergogne ! Ouf, il n’était pas encore d’actualité sinon nous aurions renoncé à l’aventure.
Elle avait beau nous mettre en garde, chercher à savoir où nous allions, rien n’y faisait. Alain gardait le secret pour que la sensation de liberté soit préservée et plus réelle. Sa mère finissait toujours par céder, nous le savions parfaitement. Le jour J la musette était prête et complète.
Cette petite escapade prenait des allures de grande évasion. Sans doute avez-vous connu ces mêmes friselis un peu soutenus qui accompagnent une première aventure.
Après moins d’une heure de marche, nous lambinions évidemment pour faire durer le plaisir, nous voici arrivés à Savalè.
Il « pleuvicinait », c’est ainsi que nous parlions du crachin. Nous cherchions un abri pour échapper à cette atmosphère très humide.
Un temps de Pâques encore frais nous enveloppait dans un paysage évanescent dont l’image était rythmée par la brume mouvante. De légères rafales de vent faisaient danser un brouillard hésitant qui disparaissait un instant puis revenait comme une fumée refoulée par un souffle facétieux.
A ce jeu de magie, les oliviers déclinaient des nuances mystérieuses. D’abord bien visibles, ils devenaient tour à tour, fantômes, spectres, ectoplasmes avant de disparaître totalement. Des variations magiques dans nos esprits d’enfants en vadrouille loin de chez eux pour la première fois. Dans ce havre silencieux, seuls les merles habitués à la tranquillité lâchaient des cris de rage en plongeant dans la partie basse de l’oliveraie.
« U caseddu » (maisonnette) du colonel nous servait de refuge. La porte était restée ouverte mais l’intérieur était sec. Le sol en terre battue parsemé de grosses pierres qui, visiblement, avaient servi de sièges à d’autres visiteurs. Nous nous délestâmes de nos musettes faisant mine d’être fatigués assaillis par le frisson. Quelques instants, nous courûmes à travers les oliviers mais l’herbe mouillée, suffisamment haute pour nous fouetter les mollets, n’était guère engageante. Vite, il fallut se résoudre à regagner la maisonnette pour découvrir le contenu de nos musettes. Vous imaginez que Françoise avait tout prévu : du saucisson à peine sec de l’année, du figatellu également séché, des gâteaux l’Alsacienne fourrés à l’orange, recouverts d’un glaçage acidulé dont nous raffolions…
J’étais plutôt habitué au pain « di campagna » que mon père et mon grand-père ramenaient après le travail. « U pani tuccatu » était imbibé d’huile de friture, fourré d’œufs frits des deux côtés et de lard croustillant. C’était un rituel chez nous, ce pain avait voyagé sur le lieu de travail de nos aînés et revenait à la maison après sa promenade champêtre. Nous attendions le pain qui avait séjourné dans la musette paternelle à l’odeur si particulière. Une odeur de fatigue, c’est ainsi que je l’ai toujours identifié et que se transmettaient les codes. Des codes transmis naturellement, au vécu simple et brut qui nous construisait une histoire.
Avec l’obligé « caccaveddu », les tablettes de chocolat et les boissons sucrées complétaient la musette d’Alain, nous avions de quoi tenir quelques jours inzuccarati (sucrés), du glucose pour un bataillon…
Pour être aboutie, notre conquête de liberté ne pouvait se passer de l’interdit qu’il fallait transgresser à cet âge, la vraie motivation de notre dinette en autonomie totale. Nous avions acheté, par l’intermédiaire de Matteu, un monsieur paisible et serviable du quartier, un paquet de « Craven A ». Déjà habitués aux incontournables gauloises et cyrnea de nos pères, nous nous autorisions cet extra de luxe pour l’escapade pascale. Après quelques volutes lâchées dans l’atmosphère, vite effacées par la brise du moment, nous pliâmes musettes pour regagner le foyer. Le temps était trop frais, les vêtements suffisamment humides pour devenir insupportables. Le jour ressemblait trop au temps d’un lundi de Pâques raté.
Nous arrivâmes chez Alain fourbus pour de faux comme si nous avions trimé toute la journée. Il était de bon ton, pour nous, de faire comme nos pères qui s’affalaient sur une chaise en rentrant du travail. Un instant de repos qu’ils n’avaient pas eu de toute la journée. C’est ainsi que nous impressionnions Françoise si attentive à notre bien être.
Ce jour-là, nous franchîmes une étape dans notre construction de la personnalité, nous commencions à devenir des hommes dans nos têtes avec toujours en filigrane l’image de nos pères. Ils ne nous ont pas beaucoup parlé mais beaucoup regardé, de trop loin sans doute. C’est peut-être pour cela que tant d’années plus tard, ils habitent encore notre mémoire. Françoise, vous avez entendu sa voix, sans doute deviné son regard inquiet et rieur à la fois, était beaucoup plus proche de nous. Elle n’était pas dupe mais ne disait rien en nous adressant un sourire presque complice pour nous aider à grandir. C’était sa manière de nous encourager à prendre notre envol.
Soulagée de nous voir arriver comme des grands garçons qui revenaient de la campagne, elle souriait.
Tout un jeu de codes entre nous, que nous percevions en non-dits, ces choses qui se tissent entre personnes qui s’aiment sans rien dire.
A reblogué ceci sur Les choses de la vieet a ajouté:
C’est un texte saisonnier, demain c’est lundi de Pâques.
Une initiation à la liberté toute en douceur avec la bénédiction (et la surveillance) de tous 🙂
2 km, c’est très raisonnable, vous n’en demandiez pas trop à la fois 😉
Deux km pour nous qui savions, les autres ne savaient pas.
C’est là que je me rends compte combien j’ai été buvard de mes jours d’enfant et de tout âge.
J’ai l’impression d’avoir vécu plusieurs vies. 😉