Tête de veau.

C’était au temps de ma campagne universitaire. Un vrai parcours du combattant pour moi qui ne pouvais suivre un cours en amphithéâtre, mon audition défaillante. Alors, je ramais. Perdu entre mon savoir livresque nul et mon ouïe proche du non, mes yeux chantaient tout seuls et chantaient bien. Vous l’avez compris, je vivais sur le qui vive visuel à un pourcentage qui dépasse l’entendement, du 1000%, ou dans ces eaux-là. Mes yeux m’ont sauvé. Je voyais ce que le commun des mortels ne voit point. Je communiquais beaucoup par le regard, je lisais dans le comportement des gens lorsque d’autres vivaient leur expérience en dialogues. Je mirais à la perfection et les sourires que je recevais en retour, m’en imprimaient la preuve.

Bien que vivant un peu déconnecté des autres, je ne fus jamais en danger, des amis solides veillaient sur moi, chacun à sa manière. Alain, Toussaint et Malo furent présents jusque au bout de leur vie. Deux sont partis, Alain, je le vois encore à des enterrements.   

Il a quelques jours, ce fut tête de veau. J’adore. C’est toujours l’occasion d’avoir une pensée pour mon ami Malo.

J’étais un joyeux drille que l’on conviait facilement à des soirées. Le comique de service capable de tenir une nuit entière à raconter des histoires, souvent des histoires vraies. C’est au cours de l’une de ces soirées chez Malo que nous fîmes connaissance, lui et moi. Toussaint qui m’avait convaincu de le suivre, puis transporté dans ses valises vers l’université, voyant en moi quelques possibilités, avait eu la bonne idée de me présenter comme un incontournable histrion départi de sa connotation ridicule et plutôt cabotin. Tout commença ce soir-là, une longue amitié allait naître, un trio désormais inséparable. Je suis le dernier de la triplette.

A cette période, Malo livrait du lait dans l’arrière-pays niçois de minuit au lever du jour. Parfois, il venait me chercher, me sachant oisif. Il klaxonnait et je débarquais illico. Il m’est même arrivé de sauter par la fenêtre pour gagner du temps. De la sorte, sa tournée était moins monotone, il la trouvait moins longue, plus souriante. La compagnie était bonne avec l’intarissable bavard que je suis encore.
Le plus souvent, au petit matin, alors que nos yeux clignotaient de fatigue et de sommeil, nous faisions une halte dans le grand marché couvert pour acheter des tranches de faux filet. Il choisissait toujours les pièces les plus étendues, grandes comme des mouchoirs, dont une seule occupait la totalité de la poêle. Il fallait donc deux fritures. Des pommes de terre et de l’oignon rissolaient dans une autre poêle. C’était son plat préféré lorsqu’il rentrait du travail, un extra appréciable pour moi qui était habitué à l’œuf mayonnaise. Un seul œuf coupé longitudinalement pour avoir l’illusion d’en avoir deux. C’était au bar Chez Jacques où j’avais ma place réservée dans une encoignure de la salle. Des patrons d’une gentillesse et d’une humanité remarquable, ou du moins, en avais-je le sentiment. Ils me portaient parfois un peu de blanquette de veau pour améliorer l’ordinaire, une blanquette que je m’offrais lorsque j’avais récolté quelque sou après un menu travail, l’entretien d’un couloir dans une partie commune.

Une fois bien sustentés, après ce retour de virée, nous allions ronfler chacun chez soi avant de débarquer chez Stéfanini, un bar avec un petit boulodrome, en fin d’après-midi, pour jouer à la pétanque. Je me la coulais douce.

Les jours de repos, Malo me conviait dans le vieux Nice chez Peppone, un restaurateur italien qui proposait, le jeudi, tête de veau à la sauce gribiche. C’était presque un rituel et c’est là que j’ai découvert le goût pour la gélatine et la langue de veau. Mon ami adorait les pâtes sous toutes ses présentations avec une préférence pour celles à la sauce tomate et au fromage piquant. A pasta asciuta nustrale, de chez nous. Peppone était son « pastaiolo » préféré. Un petit bonhomme rondouillard, au physique pétri de sagesse et de bonté. Le « savoir cuisiner » presque estampillé sur son visage, la moustache rassurante. Tout cela réuni en une seule et même personne faisait de ce restaurateur un homme de confiance. Une bonne pâte comme ses pâtes fraîches.  Longtemps après sa disparition, nous en parlions encore. Avec son échappée au pays des rêves enchantés ce fut la fin de la tête de veau que nous n’évoquions plus qu’en souvenir de ces sorties dans le vieux Nice.

Peppone, vous l’avez deviné, ce n’était pas son nom mais un sobriquet qui lui allait à merveille tant il ressemblait au personnage de Don Camillo. C’est de la sorte que l’on imprime facilement dans sa mémoire des souvenirs qui vous accompagnent toute une vie.

Sans travail et sans réussite, j’avais l’impression de vivre comme un pacha.

Sur la photo, l’ami Malo de Sollacaro.

Ce texte a été ressorti à l’occasion d’une photo postée sur Facebook. Une personne réagissait en la voyant.
La voici, c’était chez moi au Chesnay, limitrophe de Versailles.

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