L’histoire tragique de Sébastien.

Présenté comme un enfant en échec scolaire, Sébastien traînait avec lui une histoire secrète.
Ses difficultés à l’école n’étaient qu’un symptôme parmi d’autres que j’allais découvrir progressivement au fil de nos rencontres rythmées par les séances annoncées comme rééducatives de la chose scolaire.
C’était évident, son comportement clignotait la détresse d’un enfant en grande souffrance.

Sébastien avait sept et demi et redoublait le CP. Il avait galéré sans que personne ne s’aperçoive que son agitation n’avait rien à voir avec l’apprentissage de la lecture. On le disait intelligent et pour cette raison, on se gardait bien de signaler ses échecs répétés en classe. Ça viendra, pensait-on, cela n’inquiétait personne.

Nous étions au mois d’octobre de sa deuxième année au CP. La maîtresse, optimiste en début d’année réalisa que rien n’allait changer, elle se décida à signaler le cas. L’enfant ne participait pas aux cours et ne parlait jamais à sa maîtresse, on le disait en proie au blocage.

Dès notre première rencontre, je le trouvai bien volubile avec moi. Il parlait beaucoup par interrogations, surtout. Au bout de quelques minutes, il me demanda si je savais que celui qui nous regarde d’en haut– il pointait son doigt vers le plafond, sans jamais prononcer le nom de dieu – nous voyait, même si les volets étaient fermés. Il attendait ma réponse.
Cette question insistante revenait à chaque fois et trouvera une explication assez rapidement.

J’allais chercher les enfants dans leur classe et les raccompagnais en fin de séance. Dès notre quatrième rencontre, Sébastien me demanda s’il pouvait rentrer seul sans que je l’accompagne. Sa classe se trouvait au bout du couloir, j’ai accepté car je devais prendre en compte tous ses comportements pour avancer dans sa problématique. Je l’ai « surveillé » discrètement et j’ai remarqué qu’il fouillait dans toutes les poches des vestes accrochées dans le couloir. Ses gestes étaient très rapides, il palpait presque sans s’arrêter. Très adroit, il jugeait instantanément si l’objet qu’il venait de sortir pouvait l’intéresser ou non. Sur ce passage, il ne garda rien, chaque chose fut remise à sa place.

Deux jours plus tard, dans ma salle, je lui demandai ce qu’il faisait en partant de chez moi.

  • Tu m’as vu ?
  • Oui !
  • Pourquoi tu n’as rien dit ?
  • Parce que je ne savais pas et je voulais que tu m’expliques aujourd’hui.
  • Tu vas me dénoncer aux gendarmes ?
  • Non, pourquoi ?
  • Pour rien. Tu sais, tu as une voix douce, j’aime ta voix douce.

Je n’ai retenu que cette dernière phrase pour lui demander s’il acceptait qu’on enregistre des moments de nos séances. J’avais remarqué qu’il ne faisait confiance à personne, qu’il pensait qu’on ne disait pas la vérité. Avec le magnéto, il pourra remarquer ses progrès, lui ne triche pas, il livre les dires tels qu’ils ont été prononcés.

Désormais, il était temps de rencontrer la famille pour creuser davantage.

Sa mère est venue seule. C’était une jeune asiatique un peu déboussolée. Elle vivait seule avec son enfant, elle s’était séparée de son compagnon qui avait une quarantaine d’années de plus. Elle m’annonça que Sébastien était cleptomane et pour lui faire peur, elle l’emmenait devant la gendarmerie ou lui parlait de dieu qui voit tout et punit les méchants. Elle était embourbée dans sa relation avec son fils, le brutalisait allant jusqu’à le faire tondre pour rendre bien visibles ses oreilles démesurées.
Ecarté, manipulé et faible, le père restait discret, il n’est jamais venu me voir.

Durant les séances, Sébastien s’inquiétait de l’âge de son papa, s’informait du mien, si j’avais des enfants, me demandait de lui expliquer comment on les fait. C’est de là que tout allait basculer, vous comprendrez plus tard.
Sur son penchant pour le chapardage, je ne me suis pas trop appesanti. Nous en parlions de manière apaisée de sorte qu’il finit par abandonner cette manie naissante.
Je restais en éveil discret sur le sujet.

Comment fait-on les enfants ? Je lui devais une réponse.

Je lui proposai un livre qui traitait de la vie des plantes. Une graine sautait en parachute depuis la fleur, la chute des feuilles la recouvrait… Je lui demandai de commencer par là.
Ma mère venait de m’envoyer des haricots secs du jardin familial. J’eus l’idée d’étudier, avec lui, la vie des haricots.
Je plaçai une graine dans du coton et nous débutâmes chacun un dossier. C’était notre dossier de science pour observer l’évolution de la graine. Nous dessinions, il copiait sur moi, j’écrivais les noms (tégument, hile…) réels en lui expliquant les définitions. L’enfant, se prenait au jeu, il tenait à avoir des feuilles bien nettes, sans tâche et s’appliquait à bien écrire toujours en copiant sur moi. C’est à partir de ce moment que je me suis rendu compte que l’enfant savait lire, écrire et taisait ce savoir. Cela dura jusqu’aux vacances de février.
Sébastien était angoissé à l’idée de partir en vacances et se mit à pleurer en disant : « Je ne vais plus te voir ! ». Je l’ai rassuré en lui demandant de continuer à surveiller la plante à la maison. A son retour, il m’annonça que sa maman avait tout jeté à la poubelle. Je lui ai promis que nous reprendrions l’étude là où nous l’avions arrêtée et j’ai replacé une graine dans le coton…

En attendant, nous avons beaucoup fouillé dans les livres et j’enregistrais ses lectures secrètes. Il savait lire. Je ne lui avais rien appris, j’ai juste servi de révélateur sans le vouloir. Son année passée n’avait pas été vaine et malgré l’impression de ne pas suivre dans sa classe, il progressait en secret.

L’enfant refusait de parler aux femmes. En conflit ouvert avec sa mère, il en voulait à la gente féminine de la terre entière.
Sa maîtresse traversait une très mauvaise passe, son mari venait de la quitter sans qu’elle eut le moindre soupçon. Engluée dans sa problématique, incapable de comprendre les problèmes des autres, elle se mettait facilement en colère. J’ai préféré prendre toutes les responsabilités pour la soulager en la rassurant sur l’état de l’enfant sans trop rentrer dans le détail du refus féminin.

Au mois de mars, la chance a voulu que je sois désigné pour faire passer un test de lecture dans sa classe. Nous faisions le point à ce moment de l’année pour détecter les enfants en difficulté et leur venir en aide durant les trois derniers mois de l’année scolaire.

Sébastien se comporta comme un enfant ordinaire. A aucun moment, il ne me sollicita pour le secourir. Nous étions deux étrangers. Après la correction, les résultats révélèrent que l’enfant se situait à la deuxième place de sa classe.

Deux jours plus tard, je demandais à la maîtresse de venir dans ma salle avec l’enfant pour faire le point. A la révélation des résultats, l’enseignante piqua une colère noire m’accusant de la prendre pour une folle. Je la comprenais, rien de visible de son côté, elle naviguait à l’aveugle. Nous nous connaissions bien, j’ai pu l’apaiser en lui demandant d’aller dans la classe du CE1 pour choisir un texte dans le livre de lecture. Sûre de ses convictions elle s’exécuta.

Elle avait choisi un texte abordable que je lus rapidement.

  • Voilà, Sébastien qui sait se servir du magnéto, va lire ce texte à haute voix pour l’enregistrer pendant que nous serons dans le couloir, lui dis-je.    

Nous sortîmes. Lorsque l’enfant vint nous chercher, sa maîtresse trouva le temps bien court et me dit : « Vous voyez, j’avais raison ! ».

Avant d’écouter la lecture, j’ai posé quelques questions sur le texte pour vérifier la compréhension et l’enfant répondit parfaitement. Le magnétophone, qui ne trahit pas, livrait une lecture courante très surprenante pour l’enseignante qui perdit instantanément toute mesure. Elle se mit à pleurer, puis se jeta à genou implorant le pardon. Elle embrassa l’enfant en le serrant très fort.
Il était presque l’heure de sortir, 16 h 25 environ.

Lorsque je quittai l’école vers 16h45, je vis un attroupement au milieu de la route. J’ai poursuivi mon chemin pour ne pas gêner davantage. Quelque chose me disait qu’il fait revenir sur mes pas. Sébastien gisait par terre, tout violet, inerte, renversé par une voiture. Je suis retourné à mon bureau pour fournir les coordonnées aux pompiers. L’enfant fut dirigé sur l’hôpital de Garches pour polytraumatisés.

Sébastien était dans le coma depuis quinze jours. J’ai décidé de me rendre sur place avec une cassette pour proposer au personnel soignant de la lui faire entendre sinon écouter… Sait-on jamais !
L’enfant venait de sortir du coma, le matin même.

Lorsqu’il eut suffisamment récupéré et que nous avions le feu vert pour lui rendre visite, je me rendis à l’hôpital pour passer un moment avec lui.
Pour me donner une contenance, je suis parti avec son dossier du haricot.
Il était au bout du couloir, casqué, dans un fauteuil roulant. Il me regardait fixement avec des gros yeux, des larmes coulaient sur ses joues, j’avais la gorge serrée.
Sur le champ, complètement étouffé par l’émotion, je perdis l’usage de la parole comme lui celui de la communication. Il me fallut un bon moment avant de retrouver mes esprits.
Nous nous sommes placés côte à côte devant une table.
J’étais perdu, toujours submergé par l’émotion et ne sachant trop quoi dire, j’ai ouvert son dossier sous ses yeux.
Sans que je ne demande rien, il se mit à lire quelques mots, j’étais bouleversé.
Sébastien savait toujours lire, une victoire à la Pyrrhus…

En sortant de l’école, le jour de l’accident, l’enfant était survolté. (Récit de ses camarades)
Il sautait dans tous les sens comme un cabri.
C’était la première fois que quelqu’un éprouvait une tendresse démesurée pour lui.
Plein d’allégresse débridée, il a traversé la route sans regarder…
Une dame au volant roulait modérément…

En sortant du centre de rééducation, Sébastien est parti en Bretagne dans une maison d’accueil, la région de son papa.

Jamais, je n’aurais pensé qu’un haricot venu de ma Navaggia natale ferait un si long voyage pour accompagner un enfant dont l’histoire allait basculer dans la tragédie.

Là-bas tout au fond, bien après le pin, bien cachée, ma Navaggia profonde.

J’avais écrit son portrait, je le nommais « Le fennec ».

2 Comments

    1. Je ne connais pas la suite, la famille n’a pas souhaité communiquer davantage.
      C’était très compliqué, je n’ai pas trop développé les rapports familiaux.
      Bonne soirée.

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