Le plaisir d’enseigner.

Je me souviens de mon premier poste.

J’étais tout neuf et tout pimpant. De l’énergie et de l’enthousiasme à revendre mais je gardais tout ça pour moi. Vendre c’est se démunir de ses biens.

Une année entière, prof de sciences naturelles disions-nous à l’époque. En outre, je devais assurer quelques cours de musique.

C’était dans un très grand collège de la région parisienne, 1000 élèves, environ. Autant dire que je pouvais traverser l’année scolaire incognito car des profs, il y en avait des flopées et certains ne se rencontraient jamais. Vous imaginez qu’à peine sorti de ma Navaggia profonde où je courais les oliveraies et ne rencontrais que grives et merles, l’endroit tout bétonné me semblait bien uniforme et sans attraction particulière pour le plaisir de vivre.

J’évitais la salle des profs, je ne m’y sentais pas à ma place, je préférais rester dans la cour à jouer au foot avec les élèves. Ces derniers étaient très étonnés. D’où sort ce prof qui préfère taper la balle avec nous et qui s’amuse comme un petit fou ? On n’a jamais vu ça par ici !

Il n’y avait aucune posture dans mon choix délibéré, je suis nature, je ne fais aucun calcul en me comportant ainsi avec les élèves. J’étais encore un élève dans ma tête, quoi de plus naturel ?

Mon grand plaisir était de préparer mes cours. J’imaginais la réaction des enfants, j’anticipais en espérant les surprendre pour qu’ils accrochent et prennent également plaisir à apprendre. Je souriais tout seul. Tiens, là je devrais plutôt essayer ceci, là, cela. Je crois qu’ils furent surpris car ma démarche, loin d’être ex cathedra, s’apparentait davantage à la pensée socratique, je faisais du Socrate sans le savoir. Ce fut un bonheur pour moi. Les enfants me suivaient, nous formions presque une bande joyeuse, et se dépêchaient pour venir à mon cours, c’est une dame prof de Français proche de la retraite qui me le disait : « Que leur faites-vous à ces enfants, chaque fois qu’ils ont cours avec vous, ils filent avec entrain… »  Je ne leur faisais rien, je suivais mon instinct d’enseignant encore balbutiant rempli de fraîcheur et d’envie d’apporter une certaine connaissance aux plus jeunes que moi. L’amour du vivre aussi. J’ai toujours rêvé d’être prof de sciences, c’est incroyable que je sois tombé dedans sans rien demander.

La chose la plus folle qui me soit arrivée, c’est d’enseigner la musique. La musique et moi, un incroyable couac. Je n’y connais rien. Figurez-vous que je me suis accommodé de la chose. Je préparais mes heures à ma façon, il était hors de question que je meuble les cours.

Je fus, sans doute, un piètre prof de musique, un nul même, cependant j’ai réussi, à ma manière, à intéresser les enfants en découvrant en même temps qu’eux. Ce fut magique. Moi, dans une salle de musique, c’est impensable ! Si je l’avais su avant, j’aurais fui.

C’est une vieille affaire et pourtant, je me souviens parfaitement de ces moments comme si c’était hier. J’ai parcouru un long chemin jalonné de petits bonheurs. Les heures difficiles, je les ai oubliées ou tournées en bons points, c’est bien plus agréable, j’ai cette faculté de sourire à la peine. La peine n’est jamais perdue.  

J’ai pris l’habitude de dire que je fus le plus grand chanceux de la terre. J’ai beau tourner ma carrière dans tous les sens, je n’y trouve que bonheur.

J’aimerai bien refaire un tour mais est-ce bien raisonnable ? C’est très bien ainsi, on ne peut être chanceux sur deux vies, ça pourrait tout gâcher.

Restons tranquilles, je suis passé et puis voilà !

Le texte qui suit, s’intitulait « Le petiot« . C’est une jolie petite histoire que j’ai vécue dans ce collège. J’en fais suite pour compléter « le plaisir d’enseigner », avec quelques redites puisque je le réédite.

Aujourd’hui, je vais prendre mon temps. Cette histoire que je n’ai jamais racontée, je crois, prend naissance au plus profond d’une vie qui s’est roulée dans la simplicité, pas dans la farine…

J’étais tout neuf, innocent comme on peut l’être en quittant la Navaggia, Archigna, le Pinettu ou Savalè. Des endroits de vie rustique, courus et parcourus sans cesse durant une enfance en culottes courtes et spartiates, à s’inventer une existence. Certes, nous ne savions pas grand-chose, nous allions là où l’humeur nous conduisait pour trouver des frémissements. La vie c’est ça, on ne sait pas. On va et on voit, parfois on comprend. Mais beaucoup plus tard seulement. La signification est toujours tardive après l’introspection. « Ah ! Je vois, je crois que c’était ça ! » dit-on, plusieurs années après. Il n’y aucune certitude s’agissant d’impressions, de supputations, ou alors c’est que cela nous arrange. Allons-y pour cette dernière allusion, une pure illusion.  

Qu’ai-je bien pu comprendre si tard ?

Je sortais de mon Lévie natal, tout nu et un peu bronzé, pas beaucoup car je n’étais pas du genre à m’exposer aux rayons mais à vadrouiller, le soleil faisait son boulot. J’avais sollicité un poste d’enseignant dans ma Corse natale sans succès et sans aucune réponse de l’administration. J’ai décidé de courir « fortune » dans la région parisienne. Fraîchement mariés, nous voici, ma femme et moi, « lindaïsés » bien avant l’histoire de « de Suza » et sa valise en carton. Perdus dans l’aventure à Paname. Une période amusante mais pas trop car on se trouve rapidement démuni sans le revenu.

Par chance, l’inspection départementale de Versailles a bien voulu de moi.

Se fiant à mon cursus, l’Education Nationale me bombarda dans un grand collège tout neuf des Yvelines. Vélizy, avec son millier d’élèves, accueillait un prof de hasard pour enseigner les sciences naturelles. C’était mon rêve. J’étais noyé dans l’infiniment grand en sortant de l’infiniment petit. De quoi donner le vertige ou se perdre dans la masse écrasante.

Je n’étais pas habitué à cette immensité mais j’étais heureux. Un jeune « prof » parmi les chevronnés, un grand timide qui fuyait la salle des enseignants, préférant jouer au foot avec les élèves pendant les récréations. J’étais un enfant entouré d’enfants, tout naturellement, sans me rendre compte de rien. Ce n’était ni feint, ni recherché… pure nature !

Dans ma classe de 6e, il y avait un petit garçon dont j’ai oublié le prénom qui attirait mon attention. Une sorte de Poil de Carotte, un blondinet aux cheveux en bataille, le squelette frêle mais de l’énergie à revendre. Il remuait tout le temps comme un asticot de fromage corse, de sorte qu’on ne voyait que lui s’agitant à tout propos. Il s’annonçait comme le trublion de la classe, l’emmerdeur parfait dans toute sa splendeur. En outre, il tenait son classeur comme on nourrit une poubelle. Taches, gribouillages, écriture illisible, pages cornées, stylos et crayons mâchés, la panoplie parfaite de l’élève inadapté. Fallait-il l’adresser à une quelconque instance rééducative ou « pédopsy quelque chose » ? J’étais loin de penser à cela, à mes tout débuts. Je l’ai simplement regardé puis écouté. Un espiègle en apparence, d’une vivacité d’esprit peu commune, réactif à bon escient, je veux dire qui pensait juste. Aujourd’hui on le qualifierait de surdoué en vadrouille.

Tel un clignotant rouge, il détrônait invariablement l’appel du ciel bleu qui se mirait dans les vitres. J’avais cette image.

Mon asticot, intenable, gesticulait, non pour faire le guignol, il claironnait son intérêt désordonné pour les cours. Des interventions intempestives qui demandaient à être disciplinées. Il semait sa joie de vivre et d’apprendre dans toute la classe. Ses productions étaient toutes exactes, son sens aigu de l’observation dévoilait la finesse et la sagacité d’un scientifique en herbe aux cheveux ébouriffés.

Je le notais essentiellement sur ses productions que j’avais du mal à déchiffrer. Je prenais mon temps, parfois pour deviner, j’étais là pour ça. Nous dessinions beaucoup et ses croquis n’avaient souvent qu’une lointaine ressemblance avec la réalité suggérée, mais c’était juste. Toujours juste. Ses résultats étaient excellents, je faisais abstraction des nombreuses scories, des déchets qui l’auraient condamné avec d’autres que moi. Je grignotais quelques petits points, symboliquement presqu’à regret, pour l’inciter à faire des efforts de présentation. Il était heureux comme un nominé aux Oscars et surpris à la fois, tant on avait dû le sermonner sans obtenir le moindre effet. On aurait dit un primate, genre lémurien arboricole, très étonné de constater que pour une fois quelqu’un le comprenait.

Il m’a laissé un souvenir impérissable avec la certitude que l’on peut sortir quelqu’un de l’eau même si l’on ne sait pas trop nager puisque je n’étais que très débutant. La bienveillance est bonne conseillère.

Je remplaçais l’enseignante titulaire pour une année entière. Elle assistait avec moi au dernier conseil de classe pour avoir une idée des enfants qu’elle suivrait l’année d’après. La maman du Petiot, professeur de mathématiques dans un autre collège, déléguée des parents d’élèves, s’était longuement entretenue avec moi, exprimant sa satisfaction de voir son fils si heureux d’aller aux cours de sciences naturelles. Pour être plus complet, elle disait devant l’enseignante titulaire qu’elle ne connaissait pas : « J’espère que vous l’aurez encore l’année prochaine ! ». Imaginez ma gêne, j’étais pris au piège cherchant maladroitement à brouiller le sympathique message. La titulaire, souriante, n’en prit pas ombrage.

Je n’avais aucune expérience, nous ne suivions que de vagues journées pédagogiques le mercredi. Le genre de journées qui généralement ne servent pas à grand-chose sauf lorsque l’exception nous conduit à rencontrer la vraie bonne personne au sens pédagogique infus. Nous nous forgions à l’usage, sur le tas comme on dit. Je pratiquais une sorte de pédagogie intuitive qui ne s’apprend pas dans les livres et dont le principal atout est l’écoute, l’observation suit facilement.

Cet enfant, fors son prénom, je m’en souviens encore. Ce fut le début d’une synergie, chacun apportant sa contribution. Il m’a appris à regarder autrement. Aujourd’hui, je souris en pensant à lui et à tous ceux que j’ai rencontrés dans des conditions plus difficiles par la suite. Je regrette de ne plus me souvenir de son identité car j’aurais bien aimé savoir ce qu’il est devenu.

Quand je pense à nos quartiers, à Funtanedda, au lac di u Diavuli (du diable), aux trois « fauteuils » creusés dans le granit, à nos endroits intimes, à tous les « vieux » qui nous ont construits, je me dis que le bonheur est dans la simplicité des choses. A l’ombre de Lévie, de la Navaggia ou de la Piazzona ; de notre école et notre collège rural, nous avons tant appris de la vie…  

Je suis venu, j’ai vu et ma victoire fut d’accompagner les autres sans me prendre pour un conquérant, pour un César. C’est au ras des autres que l’on prend goût à la vie, s’enivrant de tous ses parfums entêtants…

Ces coins frais de mon enfance, où l’ombre et la lumière se côtoient et j’ai puisé une autre vie…

2 Comments

  1. C’est toujours un plaisir de lire votre parcours « hors des sentiers ».
    Les enfants nous apprennent beaucoup et nous font remettre en question ^^
    Bon dimanche

    1. Merci pour votre suivi.
      Ici, on attend de voir l’œuvre de Fabien, la tempête sévit encore.
      On mesurera l’ampleur des dégâts plus tard.
      Bon dimanche.

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