Mon père était un artiste.

Papa était analphabète et assumait totalement sa condition. C’était « U spazzinu » du village, le balayeurs de rues qui ne se serait jamais annoncé technicien de surface. Chi technicien ! Spazzinu il était et spazzinu il restait.

Il adorait épater la galerie avec ses facéties. Roland, l’âne qui le secondait dans son labeur en tirant le tombereau, était son meilleur compagnon, ils s’entendaient comme lurons en foire et la foire durait tout l’été lorsque les touristes défilaient par flopées. L’âne bardé de clochettes et pomponné du chanfrein à l’encolure diffusait un air de fête bien avant la Saint Laurent qui battait son plein du huit au douze août, tous les ans. C’était le temps des petits Kodak débarqués du continent. Des dames également pomponnées et légèrement vêtues de couleurs vives ou blanches, s’en donnaient à cœur joie, suivant ses pitreries jusqu’à la décharge communale. Il était aux anges et adorait qu’on lui tire le portrait. Jamais bougon, toujours le sourire communicatif et engageant, la gente féminine, grâce au bouche à oreille, ne ratait pas le spectacle l’accompagnant durant sa tournée comme des mouches attirées par le miel. Toutes lui promettaient d’envoyer des photos, de nombreuses parvenaient à notre domicile dès l’automne amorcé.

Papa ne se forçait jamais, son côté comédien était naturel, inné. Il avait abandonné toute timidité dans le ventre de sa mère. A l’école maternelle, il empoisonnait son monde, passant son temps à pincer ses camardes, très peu attiré par les affaires scolaires. Pas du tout intéressé par le B A – BA, il obtint son bac au sortir de la petite école, sans mettre le pied au cours préparatoire. Il avait choisi puis réussi haut la main, l’option « gardien de chèvres ». Il était, à ce qu’il me racontait, bien plus heureux à guider ses caprins qu’à tenter l’apprentissage de l’alphabet.
Lorsqu’il se la coulait douce à la terrasse du bar « Chez Vescu », il s’amusait à afficher son ignorance et son alphabétisme en lisant le journal à l’envers, de manière ostentatoire, dès qu’il repérait des touristes se dirigeant vers lui. L’air sérieux, grave parfois, il se lamentait, assez haut pour qu’on l’entende, des mauvaises nouvelles et des faits divers tordus qui se jouaient de l’autre côté de la méditerranée. Il était heureux lorsqu’une dame le félicitait pour son humour, croyant qu’il jouait à l’illettré pour de faux. Fier d’avoir réussi son effet.

Le repas filmé en 1962 dans notre petite salle à manger cuisine.

S’il était à l’aise dans son spectacle improvisé, il n’était pas si bon comédien avec un rôle à tenir. Je me souviens d’un film tourné chez nous en 1962 par une équipe de la radio danoise. Un film qui relatait le mode de vie local. La scène de repas ne devait pas s’éterniser. Toute la famille était réunie autour de notre table quotidienne sauf mon frère et moi. Trop de monde dans la pièce, on nous avait poussés dehors. J’ai pu suivre la scène de loin à travers la porte, un instant ouverte puis fermée pour les besoins d’une autre scène. Père était assis à sa place, mangeait, buvait selon le scénario imposé. Il attendait avec impatience le moment de son passage au premier plan : s’attaquer au jambon qui pendait au plafond juste au-dessus de sa tête. Il n’arrêtait pas d’interroger d’un coup de menton le caméraman pour savoir s’il devait intervenir. C’était flagrant, il était fixé à son instant de passage et ne se souciait pas du reste. Je vous assure qu’il joua parfaitement son rôle lorsque ce fut son tour mais il avait raté toute l’attente tant son impatience était visible.

Père est impatient, il attend son tour.
Enfin libéré.

J’ai piqué pas mal de fous rires dans des situations cocasses qu’il engendrait, souvent involontairement. Provoquer des situations comiques par naïveté était son estampille. Un jour, de passage à Nice, il racontait des histoires en corse devant une assistance « pinzuta ». Tout le monde riait et lui se tordait aussi, croyant que son récit était hilarant. Personne ne comprenait rien, le comique était de situation et les éclats de rires également…

Si j’en suis là aujourd’hui, c’est bien grâce à lui. Il m’a toujours assisté dans mes échecs scolaires, les minimisant et me promettant qu’un jour, je l’aurai son bac avant de viser plus haut. Revenant du lycée de Sartène après la dernière remise des prix, il demanda au chauffeur de taxi de nous laisser à l’entrée du village. Il me fit traverser une grande partie des quartiers, les bras chargés de livres enrubannés afin que tout le monde me voie. On aurait dit un préfet en visite dans la commune qui s’adressait aux uns et aux autres en disant : « Vous avez vu ! » J’étais honteux, j’ai compris plus tard qu’il prenait là sa revanche sur la vie, j’étais son étendard. Un étendard, ça s’exhibe !
Le jour où j’ai signé un contrat de vingt années chez Fernand Nathan, sans être introduit par personne, c’est à lui que j’ai pensé. Il n’était plus là pour savoir. J’ai eu un moment de forte émotion en paraphant mon contrat. Incapable de parler durant un instant, personne ne se doutait de la bonne raison.
J’ai vécu en immersion dans un milieu d’analphabètes pour la plupart de mes proches et c’est cela qui m’a nourri. Je n’ai jamais souffert de ma condition malgré les échecs répétés. J’étais à l’aise, j’observais mon monde avec tendresse, ce fut la plus belle chance de ma vie, immergé dans la simplicité et l’authenticité. Je surnageais à la surface de la vie, balloté par des flots bienveillants qui ont bercé mon enfance et mon adolescence.

A cette école, je me suis forgé une longue vie, plusieurs vies, la belle et bonne vie.

3 Comments

  1. … Et la tendresse, vous l’avez gardée.
    Ca vaut largement son Pagnol, quel dommage de ne pas vous faire connaître…
    Merci pour les moments de lectures, Simonu, j’apprécie.

      1. Mes commentaires sont toujours sincères, je ne fais pas partie de ceux qui répandent des louanges sur les blogs qui ne m’intéressent pas 🙂

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