Photo : Petite Angèle… grande dame.
En ce temps-là, le médecin de campagne était un véritable ange gardien.
Si j’en crois ce que m’ont seriné mes parents, c’est grâce à lui que je suis toujours en vie. J’aurais du mourir plus d’une fois et ne dois mon salut qu’à l’exercice de son sacerdoce. Un médecin dit de famille pour qui le serment d’Hippocrate* avait encore tout son sens.
Mais ce n’est pas sur lui que portera l’évocation du jour : un médecin doit être secondé dans le suivi des soins. Angèle était notre l’infirmière.
Chaque quartier avait son infirmière formée sur le tas. Elles possédaient toutes le bac plus plus, expertes en lessive, le bac à linge n’avait aucun secret pour elles. La nécessité prenait le pas sur la formation théorique, évidemment inexistante, les confrontait au besoin, leur formation toute empirique se résumait aux connaissances fondamentales : aseptiser, stériliser, piquer. Parfois, en cas d’urgence, poussaient un peu plus loin leurs prérogatives…Un peu thanatopractrices sans le savoir, se chargeaient de la préparation des morts pour qu’ils soient présentables devant l’Eternel et les derniers visiteurs d’ici bas.
Angèle veillait sur son monde de la Navaggia et d’ailleurs. Qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige, elle était toujours là au bon moment. Matin, midi et nuit, je n’étais pas surpris de la voir adossée à la cheminée, chez nous à 2h du matin. Si elle était là, c’est que sa présence était indispensable.
Cette petite femme menue était un roc. Toujours par monts et par vaux, elle assistait son petit monde. Elle fumait beaucoup. Deux paquets de cigarettes restaient ouverts en permanence dans les poches de son tablier ou de sa veste. Elle ne les sortait jamais, la livraison de la clope était instantanée. Elle piochait directement, tantôt à gauche, tantôt à droite comme si elle souhaitait garder un équilibre dans son allure… se saisissait d’un petit tison dans la cheminée pour allumer sa cigarette. Parfois attrapait une braise, la peau de ses doigts était cuir insensible tant elle avait plongé ses mains dans l’eau bouillante pour attraper une aiguille en stérilisation, et jetait le charbon ardent dans le foyer aussitôt la première volute envolée. Le plus souvent, le mégot assurait le suivi, amorçant la cigarette suivante avant de disparaître dans le feu endormi. Je me suis toujours demandé comment elle a pu tenir si longtemps à ce rythme sans filtre. La gauloise bleue était sa préférence. Je me souviens qu’à la fin de sa vie, elle en paya le prix.
Elle était très amie avec ma grand-mère et veilla sur elle jusqu’à son dernier souffle. Toujours optimiste, elle encourageait, soutenait et parvenait à faire oublier la douleur dont elle ne s’est jamais plainte. Elle repoussait le mal d’un revers de main, pour elle, ne pas en parler était la meilleure façon de l’oublier. Si quelqu’un geignait, elle embrouillait, parlait, noyait le poisson, riait et relativisait les choses de la vie sans philosopher. Des mots simples que tout le monde comprenait dans la banalité des jours, sa seule présence était un puissant placebo. Sa disponibilité, sa capacité à apparaître au bon moment rassurait toute la Navaggia.
Une année, nous avions quitté le quartier pour un logement plus grand au centre du village. Mon frère qui vivait avec mes grands-parents était venu déjeuner avec nous. La marmite « bloubloutait » au coin du feu et j’avais posé ma spartiate droite sur le couvercle pour lui signifier que c’était mon territoire. Il eut la bonne idée de soulever brusquement le couvercle, mon pied plongea dans la marmite pour la plus belle cloque de ma vie juste au-dessus du métatarse, là où la peau est la plus fine et la plus vulnérable. Angèle a été appelée en urgence et d’un coup d’aiguille a fait exploser la grosse vésicule remplie de liquide. On dit, de nos jours, qu’il ne faut surtout pas le faire… J’en ai gardé une grande plage ronde, comme une lucarne avec en filigrane un vague visage, une sorte de paréidolie qui me ramène à Angèle chaque fois que je me chausse.
Angèle avait une technique bien personnelle pour faire les piqûres : après avoir stérilisé son matériel par ébullition prolongée, elle faisait diversion avec les enfants puis embrochait presque par surprise. Pinçant la peau des fesses avec deux doigts, elle poussait la seringue comme on le fait avec une aiguille dans un tissu. La chambre était obscure, mes parents éteignaient la lumière en m’assurant que la piqurière était partie, puis l’ampoule se rallumait, Angèle arrivait en courant… Je criais comme un cochon que l’on égorgeait. J’étais habitué à ce rituel car j’ai du passer par un grand nombre de piqûres durant mes jeunes années.
J’ai eu mon compte de seringuées mais je l’aimais bien notre infirmière car si les piqûres ne duraient que quelques secondes, sa bonne humeur, l’amitié réelle et le soutien ont duré toute une vie.
Même en fin de parcours, elle me taquinait encore : « T’as pas besoin d’une piqûre ? »
Non, Angèle, aujourd’hui, je vais bien et tu y es certainement pour quelque chose !
* Le premier serment a été rédigé par Hippocrate, médecin grec, environ 400 ans avant Jésus Christ. Il a été modofié au cours du temps voici une version récente.
Le serment d’Hippocrate actuel à la Faculté de Médecine de Paris V Extrait de : La Gazette du Groupe d’Etude en Orthopédie Pédiatrique, n°11, Janvier/février 2004
» Je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité dans l’exercice de la Médecine. Je donnerai mes soins gratuits à l’indigent et n’exigerai jamais un salaire au-dessus de mon travail. Admis dans l’intérieur des maisons, mes yeux ne verront pas ce qui s’y passe ; ma langue taira les secrets qui me seront confiés, et mon état ne servira pas à corrompre les mœurs ni à favoriser le crime. Respectueux et reconnaissant envers mes Maîtres, je rendrai à leurs enfants l’instruction que j’ai reçue de leurs pères. Que les hommes m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ! Que je sois couvert d’opprobre et méprisé de mes confrères si j’y manque. «