Un peu d’argent pour la saint Laurent.

Ha ! J’ai failli titrer : « Du blé pour la Saint Laurent. ». Ça ne ressemble pas du tout à notre état d’esprit de l’époque. Nous n’étions pas comme ça. Pas des Titi parisiens au langage fleuri, à l’argot facile. Longtemps, un mois, parfois deux mois avant, nous commencions à thésauriser un peu. Nous constituions une sorte de bas de laine pour passer agréablement la fête comme tout beau monde.

Les gamins du quartier de la Navaggia et sans doute d’autres quartiers, nous gardions précieusement, pour l’occasion, un fond de gomina ou de brillantine récoltée chez un coiffeur ou chez quelque fortuné du coin qui arrivait en bout de réserve coiffante. Le short bleu cæruleum attendait dans un coin de l’armoire, bien repassé en vue du jour le plus fourni en jeux pour adolescents. Des spartiates nickel, la chemise fleurie, un chapeau de paille acheté chez Reine certaines années, parfois une paire de lunettes de soleil de l’avant dernier cri. Un peu d’eau de toilette, entêtante si possible, nous emparfumait plus que de raison pour attirer ou du moins épater les demoiselles. Hélas, ces dernières avaient déjà arrêté leur choix bien avant la fête du village et aucune fragrance, même venue du continent, n’influençait leur préférence. Quoiqu’en disaient les garçons qui croyaient avoir conquis la donzelle, c’était elle qui portait son dévolu sur le gaillard du moment. C’était elle qui choisissait et l’autre qui fanfaronnait, en se prenant pour le roi de la conquête. Le gaillard du moment, car il arrivait que la jeune amoureuse découvre assez vite que gaillard rimait plus avec vantard ou tocard que bon rancard. Cela n’arrangeait pas nos affaires non plus. Pas grave, nous savions rêver. Le rêve est libre et sans entraves, nous l’autorisions à largement divaguer.

Mieux valait donc, se présenter à la fête avec quelques piécettes sonnantes et trébuchantes quitte à embarquer une fille dans un jeu, pour des prunes seulement. Les côtoyer quelques maigres minutes était une victoire ou du moins une fierté de basse-cour. Un cocorico aphone mais fort réjouissant. Ça donnait du courage pour plus tard et souvent bien plus tard.

Les oncles et tantes fraîchement arrivés de Marseille ou de Paname nous offraient une grosse pièce de cinq francs contre une bise à tonton ou à tata et même aux deux. Un maigre butin offert de manière ostentatoire comme s’ils venaient de faire un sacré don pour la bonne cause. Le jambon familial pendu à la poutre maîtresse de la salle à manger était gardé et entamé pour eux. Jusque-là, pour nous, tintin ! Nous nous contentions du morceau de lard, lui aussi pendu au plafond et qui huilait le linoléum en suintant sous l’effet de la chaleur.

Le plus généreux de tous était Marco, le voisin. Bien plus fortuné que nous, je le soupçonnais de nous embaucher pour un travail superfétatoire afin de donner un sens à son offrande conséquente. Il nous demandait de repeindre la porte de son hangar situé à deux kilomètres de sa maison, en nous fournissant peinture et pinceaux. Il ne contrôlait rien, il se contentait de nous demander si cela fut facile, si la peinture était suffisante. Il nous payait grassement avec un gros billet qui nous aurait permis de traverser aisément au moins deux fêtes de la Saint Laurent. Nous connaissions la valeur de l’argent courant, ce n’est qu’avec son offrande que nous avions l’occasion d’enfouir du lourd dans notre poche.

Marco, l’homme au chapeau. (Capture vidéo)

Nous savions qu’il ne contrôlerait pas mais nous faisions correctement le travail, c’était notre manière de respecter l’homme de confiance et de mériter le « salaire » qui nous paraissait démesuré.

C’est grâce à lui que nous avons festoyé à la Saint Laurent comme tout le monde. Il existe des gens discrets qui regardent de loin, qui font mine de rien et qui ont tout compris. Marco était de ceux-là. J’ai appris à lire avec son vieux dictionnaire du début du siècle dernier, c’est sa sœur Denise qui me l’avait donné en cachette me demandant de garder le secret au cas où son frère le chercherait… Aujourd’hui, il y a prescription. Je l’avais planqué sous le lit, il nourrissait mon vocabulaire tous les soirs en le consultant sous les draps à la lumière d’une lampe alimentée par une pile Wonder. Sans le savoir, Marco m’avait fait double offrande, sans son Larousse illustré, j’aurais sans doute fait plus maigre récolte… de mots.

Course à l’œuf.

1 Comments

  1. Les gens comme Marco sont des gens précieux à leur manière digne et pudique de manifester leur attention et confiance aux autres. C’est bien aussi de le faire savoir.

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