A goccia. (La goutte)

Savez-vous cultiver les contrastes de la vie ? J’ai adoré vivre ces moments qui nous plongent sans prévenir dans l’inconfort pour mieux construire la quiétude, le bon moral, le plaisir de vivre.

Eramu accasati. Nous avions un abri, un chez soi mais pas chez nous. En location perpétuelle, tantôt à la Sorba, tantôt à l’Olmiccia, tantôt à la Navaggia ou du côté de Cacareddu, de la Scopa, bref, nous étions souvent en quête d’un logement car la maison de mon bisaïeul ne comportait que deux pièces et logeait mes grands-parents. Nous étions des gens du voyage, du petit voyage à travers les rues de Lévie. Des jardins en métayage, une chèvre en amodiation (exploiter la chèvre d’un autre, s’en occuper avec contrepartie, terme généralement réservé à des terrains agricoles), un porc en porcherie, des poules et un âne pour le transport des récoltes… Tout cela disséminé dans la famille entre parents et grands-parents. Bref, nous étions de plain-pied dans la vraie vie.

Je me souviens de la dernière demeure de mon enfance. Nous étions sous l’influence de la goutte d’eau, a goccia.

Les jours de pluie, forte ou modérée, étaient jours de qui-vive. Nous étions tendus sur le « ploc !» de la goutte d’eau qui menaçait de faire déborder la bassine dans le grenier. L’esprit s’anime, je me prépare à voyager par-dessus le toit. J’imagine les tuiles abondamment recouvertes de mousse et devenues poreuses comme les os d’une vieille personne fragilisée par l’ostéoporose. L’eau ne glisse plus, elle rencontre une multitude de fissures, de fractures et s’infiltre comme à plaisir sous la toiture. Elle coule sur le plancher du grenier et ruisselle jusqu’à la latte disjointe pour atterrir sur la table de la salle à manger en plein repas. Puis, c’est le branle-bas de combat avec le tintement des divers récipients que l’on trimballe pour recueillir ce don du ciel dont on se passeraient bien. Au-dessus de la table familiale, le grand parapluie de berger est ouvert pour protéger le repas. Le dommage est déjà dans la demeure, au diable les superstitions, le parapluie qu’on ne déploie jamais dans une maison !

Nos grands disaient, pour faire un peu d’humour : « Chez nous pas besoin de tuyau ni de robinet, nous avons l’eau à la maison qui vient directement du ciel. » Les jours sans pluie nous allions à la fontaine.

Les tuiles en terre cuite, fabriquées à l’ancienne, dites tuiles à cuisses* ont vieilli avant l’âge sous le gel hivernal et la chaleur estivale.  Les contrastes météorologiques les ont fatiguées. Le temps a fait son œuvre, elles sont devenues éponges pour produire des « ploc !» plus espacés. Bien après la pluie, elles suintent encore, se dégorgent. Les dernières gouttes hésitantes s’étirent longuement avant de plonger dans la bassine.

Le toit n’en peut plus de supporter les grosses pierres de granit posées çà et là pour maintenir la couverture en place sous les rafales du vent. La tramontane est facétieuse et n’a rien trouvé de mieux que soulever les vieilles tuiles des pauvres gens qui n’ont pu s’abriter sous la romane attachée à la charpente. Son souffle est curieux et regarde sous la jupe mal calée pour ouvrir le passage à la pluie battante. Les miséreux ont de l’humour, entendant Brassens chanter « Le vent fripon… gare à ton jupon. », ils s’amusent en fredonnant et parodiant : « Voici le vent fripon… gare à ton maton*. »  

Avec l’humidité, la moisissure s’installe pour réaliser un tableau glauque sur les murs de la chambre. Cette fabrique insidieuse de milliards de spores allergènes, vous titille la gorge et les bronches et vous prépare des lendemains qui toussent ou qui éternuent. Elle vous enrichit d’un vocabulaire médical que vous n’auriez peut-être pas connu autrement. A quelque chose petit malheur est toujours bon.

Cette goutte qui chantait dans le grenier, me ravivait l’esprit, me conduisait par effraction imaginaire dans des demeures qui ne sont pas chaumières… Ces endroits où le poêle ronronne, où les pieds dorment dans des charentaises, où la pluie frappe les vitres et enrage de ne pouvoir visiter l’intérieur. Le canapé confortable tout de cuir habillé, la douce chaleur qui berce les gens à l’abri du besoin.

Un va et vient entre l’inconfort de chez soi et le bien être chez l’autre, tricotait mes émotions, enrichissait mon imaginaire sans me rendre envieux. Je savais ma vie, m’accommodais de ma condition. Finalement j’ai adoré.

Mon toit d’aujourd’hui laisse encore passer la goutte qui parle, celle qui me dit : « Tu te souviens ? Je suis encore là pour toi. Je viens à ta rencontre causons un petit brin. Je plonge dans ta bassine et toi tu m’imagines. Lorsque je frapperai sur ta pierre tombale, m’entendras-tu, peut-être ? Au-dessus des nuages seras-tu, enfin, au sec ? »

Je frémis encore en écoutant ta chanson devenue menace car je me fais vieux et mes rêves ne sont plus les mêmes. La bassine est trop lourde et le grenier est devenu inaccessible pour moi.

Par de-là la vie, bien à l’abri, je ne serai plus dans la beauté des choses, t’entendrai-je frapper à ma porte et ronfler le vent ? Je ne sais pas encore, mais viens cogner ma pierre et nous en parlerons, peut-être.

Dans la nuit froide
Lorsque les nuages lourds
Joueront avec la lune
Et largueront des bassinées de pluie
Par intermittence,
Dans la solitude absolue,
Je me souviendrai de mon enfance.
Je vivrai dans les étoiles,
Elles me raconteront leur histoire,
Je saurai pourquoi elles brillent au firmament.

*Tuiles à cuisses = Les plaques de pâte glaiseuse étaient courbées en les pressant sur la cuisse de l’ouvrier. Selon les corpulences, elles étaient à large canal ou canal étroit ce qui compliquait la pose sur le toit. Les couvreurs s’adaptaient et composaient la toiture à l’usage avec toutes sortes de gabarits.

*Maton (corse francisé pour les besoins de l’humour) : contraction de matonu = tuile en corse.

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