L’évidence.

Ils sont tous partis. Barthélémy de Castagniccia, Joseph le breton, Francis de nulle part, baroudeur apatride, Camille le discret qui me regardait d’un œil surpris… Yvon est revenu.

« Pourquoi ai-je attendu tant d’années avant de revenir ? » disait-il, le deuxième jour.
Il a retrouvé ses marques dès le matin du premier réveil en Aratasca.

On dirait qu’il n’a jamais quitté l’endroit. Tout lui semble bien à sa place comme naguère qui a passé, mais dont l’absence n’a laissé aucune trace. Rien n’a été oublié. Il dort comme un bébé dans la même chambre dont la fenêtre s’ouvre sur la vallée d’Archigna.

Il n’a pas réalisé que le temps passe vite. Il ne m’en a pas parlé. C’est le dernier jour avant le retour chez lui, je l’avais mis en garde pourtant. Je crois qu’il a fait le plein d’ici, il n’a rien oublié, rien laissé à la providence.
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Il fallait le voir ce matin sur le muret instable en train de ratiboiser le talus des derniers buissons que je ne pouvais atteindre. Ce n’est pas raisonnable pour son âge. Il s’en fiche, pourvu qu’il se rende utile… Les cisailles ont trente ans sans doute, c’est lui qui les avait achetées pour rafraîchir les feuillages. Je crois qu’elles ont attendu son retour patiemment. Il fallait les voir alertes aussi, « tchac tchac ! », un tranchant impeccable et un bruit sec que lui seul sait imprimer pour tondre le ciste bien arrimé sous le prunellier sauvage dont les piquants sont redoutables. Le voilà qui s’affaire autour du poulailler arrachant l’ortie qui couronne le donjon de la basse-cour. Tiens ! Il s’est arrêté un instant sous le cerisier burlat qui offre ses fruits encore frais le matin. Il picore comme le merle matinal, le grand gaspilleur qui arrache sans se soucier des cerises qu’il fait valser ça et là avec la chair largement déchirée. Des blessures béantes, des fruits perdus. « C’est ainsi ! », dit-il dans un sifflement rageur lorsque je le surprends par hasard dans son grand gaspillage. « Oui c’est ainsi qu’on plante les cerisiers à la mode de chez nous. On balance à tout va et la nature fait le reste. » Et puis plonge vers le fond de la vallée en criant comme un malade dérangé dans ses rares moments de plaisir. Il peste contre moi qui le surprends. Les geais ont disparu. Où passent-ils leurs vacances ? Les cerisiers sont soulagés c’est plus calme sans eux.

Lorsque nous étions enfants, nous raffolions du pain qui revenait de la campagne. C’était le pain du labeur. Nos pères et grands-pères partaient au travail avec des œufs frits des deux côtés enserrés entre deux demi-pains, en promenade dans les jardins de la vallée. Au retour, toujours dans leur serviette nouée au fond de la musette, nous attendions comme des oisillons, la bouche ouverte, cette offrande qui revenait des champs. Demain, Yvon aura ce même pain avec des œufs de mon poulailler pour se sustenter en voyage, il se souviendra de mon enfance. Une tomate, la première à murir dans mon jardin sera cueillie à la fraîche pour son pan bagnat mouillé à l’huile d’olive. Il partira comme nos anciens à la campagne, il rêvera sur l’autoroute… mais pas trop.

J’étais un peu inquiet depuis quelques jours. Les ports sont bloqués, va-t-il pouvoir rentrer chez lui ? Je gardais le silence pour ne point déranger ses derniers jours à la Zinella. Il suit l’actualité et ne semble pas perturbé par la grève, il y voit une occasion de rester plus longtemps. Ça ne l’émeut point outre mesure. La vie est belle par ici mais là-bas, on l’attend. Il sait que ce n’est pas de son ressort, il a jeté au diable le fatalisme et ne retient que les bons côtés de la chose. « On verra s’ils prolongent mon séjour ! » plaisante-t-il. Il irait bien les convaincre de continuer, leur faire dire une messe, mettre un cierge pour que ça dure, mais là j’exagère, j’aime l’hyperbole. Il ne force rien, ne subit rien, il sait que ses états d’âme sont peine perdue lorsqu’on n’y peut grand-chose.

Yvon est le dernier de mon camp, comme si je disais le dernier des mohicans par ici. Sans doute le dernier de mes amis venus d’ailleurs, notre temps arrive au bout du calendrier. J’ai beau chercher un indice pour tenter de voir où nous sommes pointés, rien, je ne vois rien, aucune trace, aucune croix rouge pour signifier le bout du bout, alors, je ferme le carnet du temps et m’en remets à la bonne fortune.

Le séjour a filé très vite, je l’avais prévenu en arrivant, le temps n’attend pas et la vie trotte puis se met au galop dès que les vieilles heures pointent à l’horizon tout proche du bout du nez.

Yvon n’est pas de mon avis, il prépare déjà son retour, c’est pour très bientôt dit-il.
L’espoir au bout de l’envie, le sourire à la vie, revoir les amis…

A son dernier coup de fil, je lui avais demandé de revenir une fois encore avant de franchir l’horizon qui nous attend, Yvon est revenu, c’était une évidence.

Il n’y aura plus de surprise, le temps est en roue libre désormais…

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Les bigarreaux Napoléon sont goûteux déjà…

2 Comments

  1. Et j’ai eu la chance de voir Yvon et de percevoir cette complicité …merci de m’avoir accueilli au sein de vos retrouvailles.
    Ce fut un petit moment de rapprochement fort agréable

    1. Je vous remercie de faire quelques pas avec nous, avec moi dans ce blog.
      Nous vivons des moments de petit bonheur même sous la chaleur accablante.
      Je vous souhaite une bonne soirée et un peu de fraîcheur. 🙂

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