A mes derniers élèves du village de Lévie.
Je suis rentré à l’école à l’âge de quatre ans et je n’en suis jamais sorti même tant d’années après avoir pris ma retraite. Je pense que je la quitterai enfin, après ces mots adressés à mes derniers élèves.
Je croyais pouvoir boucler la boucle définitivement en terminant ma carrière dans l’école de mon enfance. Rien ne me prédisposait à ce retour a priori. Le poste ne correspondait pas à ma fonction, je ne l’avais donc pas sollicité. De retour en Corse du Sud, venant de Versailles, aucun poste n’était disponible, je fus reclassé, en attendant, dans l’école de mon village natal, d’autorité. Un « en attendant » définitif puisque c’est là que je terminai ma carrière d’enseignant.
Sans doute, me reste-t-il des choses à régler entre moi et moi. Je repasse inlassablement mes moments scolaires à vos côtés. Je m’interroge encore. Je cherche à comprendre quels ont été mes ratés, mes erreurs. J’imagine, à travers notre expérience commune, des voies possibles, toujours renouvelées, pour amener chaque enfant au meilleur de ses possibilités. Je refais notre monde et à chaque fois, je souris car le mot qui me vient à l’esprit est « Vous étiez formidables ».
Me voici, au milieu de la photo au même âge que vous, la classe était située à la Navaggia (Maison Filippi). Pas fier, n’est-ce pas ?
Ce n’est pas une coquetterie de ma part ni une quelconque mièvrerie de vieux, engagé dans sa dernière ligne droite. C’est bien une réalité car avec vous, je suis redevenu l’enfant de la Navaggia qui galérait dans cette même école, il y a fort longtemps. J’ai pu me mettre au niveau de certains d’entre vous en me retrouvant dans la peau d’un débutant. Mais d’un débutant qui devait casser tous ses codes pour ne pas fonctionner comme un rééducateur dans une classe. J’ai souvent pensé qu’il était plus difficile d’être instituteur après une carrière spécialisée vers les rééducations individuelles. J’avais besoin de me déconstruire, de changer mes perceptions et de m’adapter à l’enseignement de groupe. Celui qui débute n’a rien à effacer de son passé, il s’adapte et apprend plus facilement. Un jeune instituteur en formation, tout neuf, sans déformation professionnelle à juguler, aurait probablement été plus à l’aise que moi en se posant moins de questions hors sujet. Je connaissais vos parents pour la plupart et les revoyais lorsqu’ils étaient enfants. J’ai repassé leur histoire qui était la mienne aussi dans le Lévie d’avant. J’avais l’impression de tenir une mission secrète pour que chacun d’entre vous tire le meilleur de lui-même. Je n’étais pas le maître sur son estrade, j’étais à vos côtés, presque un élève comme vous. J’ai pensé à mes anciens maîtres et maîtresses dans cette même école, qui m’ont beaucoup aidé dans mes apprentissages aussi difficiles. A votre âge, comme les plus timides, j’avançais la tête basse, le moral en berne car je pensais n’arriver à rien ou pas grand-chose. Votre histoire était la mienne.
A vos côtés, je faisais mes apprentissages d’instituteur en même temps que vous ceux d’écoliers. J’ai débarqué dans votre vie scolaire en ayant très peu enseigné dans une classe, ce n’était plus mon métier depuis fort longtemps. Je me posais beaucoup de questions sur ma manière de faire la classe. Je me souviens du moment « L’eau à la bouche » pour vous donner le goût de la lecture, du « Cahier noir », sorte de mémoire du groupe, consultable à tout moment comme la boîte noire d’un avion, dans lequel nous reprenions à notre manière les différents apprentissages afin qu’ils soient accessibles à tous. Le « Diplodico » inventé pour vous former à l’usage du dictionnaire… et j’en passe car il serait trop fastidieux de tout raconter. J’inventais sans cesse en vous regardant vivre. Tous les soirs en rentrant chez moi, je décryptais la journée et des idées nouvelles surgissaient. C’était Lulu le hibou et Chatouilleuse la chenille que j’avais créés pour vous faciliter l’expression écrite… et d’autres encore.
Dans le dernier texte vous concernant, j’ai évoqué quelques-uns d’entre vous. Aujourd’hui, je me souviens de Léa, le radar souriant. Une fillette discrète dont le visage s’éclairait pour signifier qu’elle avait compris et que je pouvais solliciter quelqu’un d’autre pour lui donner l’occasion de s’exprimer. C’était devenu un code discret entre nous. Jacques Antoine faisait tout son possible pour rester calme, je le soupçonnais de penser « Tiens, celui-là, il est comme nous, il ne faut pas le décevoir. » Et il y mettait toute son âme. Le petit Jean François frétillait comme une musaraigne, figeant son sourire en attendant de savoir s’il pouvait le libérer totalement en éclat de rire. Il se méfiait. Il scrutait une mimique sur mon visage, toujours étonné comme un lémurien surpris par la lampe frontale d’un entomologiste en quête d’insectes nocturnes dont lui-même raffole. Je suis presque sûr que s’il avait connu la chanson de Richard Gotainer, il se serait persuadé que « le Youki » c’était moi…Je crois que mon personnage l’intriguait et le distrayait beaucoup.
Et puis, Marine, Jean-Pascal, Stéphane, Damien, le clan des calmes et attentifs, Amandine friande de Lulu et Chatouilleuse… et tous les autres qui se souviendront.
Vous ne pouvez imaginer tout ce qui me passait par la tête en travaillant avec vous, je m’amusais en cachette. Jamais, je ne me suis senti maître lorsque vous m’appeliez ainsi. Je souriais. Pas possible ! J’étais le plus étonné.
Voilà, je crois qu’il est temps que je quitte l’école, que je cesse de me poser des questions sans réponse. Le temps a passé, vous êtes des adultes désormais, certains sont des parents.
L’école c’est la vie, c’est le chemin que j’ai tenté de suivre à vos côtés.
Vous étiez formidables, nous étions formidables, la vie est formidable…
Enfin ! Je peux fermer la porte de la salle de classe, définitivement.
Il était grand temps.
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