Humanité.

J’ai passé une année scolaire dans un village proche de Lévie, Tallano. Ce fut une expérience également enrichissante mais difficile car j’ai dû, certains soirs d’hiver, rentrer chez moi en stop. Personne ne savait, c’est le maire de l’époque qui m’avait vu adossé à un platane, un soir de novembre, le cartable plein à craquer. J’attendais le passage d’une voiture en direction de mon village. Antoine, c’était le nom de l’édile local, fut très surpris d’apprendre que mes allées et venues étaient ainsi conditionnées, certains jours, à un passage aléatoire d’auto entre dix-sept et dix-huit heures. Le temps était maussade, les nuages s’étaient accumulés au-dessus de Tallano et menaçaient de craquer. Il me proposa de m’accompagner lorsque la camionnette de Mario le berger déboucha un peu plus bas. Je venais « d’attraper » une occasion.
Parfois, pour ne pas attirer l’attention des villageois, je me plaçais à la sortie du village dans le grand virage à côté de la boulangerie. En patientant, je me suis souvenu d’un mois d’août, au même endroit. J’avais raté une image originale car je n’avais pas mon appareil photo sur moi. Deux touristes, torses nus, chapeautés et sacs aux dos, viraient à gauche sur le côté droit de la route en passant sous un panneau qui indiquait « Attention verglas ». Il faisait une chaleur accablante, le panneau n’avait pas été plié en attendant la saison hivernale. Mais là n’est pas le propos du jour, c’est juste une digression pour atteindre mon format de texte habituel.

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Dans ma classe, une petite fille souriante, très gentille, douce, se désolait. Elle avait quelques difficultés avec la chose scolaire. Nous n’étions pas pressés, tout le monde trouve sa place dans la vie. Nous faisions notre possible pour donner le meilleur de nous-même.

Je l’avais placée au premier rang pour l’avoir toujours en vue et l’aider si besoin en était. Un jour, je m’étais assis juste face à elle pour faire le point sur un exercice qui lui posait problème. Je l’ai guidée progressivement. A la fin de l’exercice, elle me fit signe de m’approcher, presque tête contre tête pour protéger le secret et me chuchota :  « Aio maître ! Mettez-moi un très bien, je n’en ai jamais vu la couleur ! » Puis me regarda d’un air de chien battu qui réclamait un petit quelque chose. Cette image, je ne l’ai jamais oubliée. J’ai été touché par cette demande et j’ai pensé à ceux qui faisaient preuve d’humanité dans la vie car c’est de cela qu’il s’agissait dans cette quête. J’évitais de la noter pour qu’elle ne collectionne pas les mauvais souvenirs, je lui écrivais un petit commentaire d’encouragement en marge de son travail. C’était ma manière de l’épauler, toujours attentif afin qu’elle ne se décourage, accablée par les échecs.

Je lui ai proposé de faire un autre exercice toute seule pour obtenir ce qu’elle me demandait. Evidemment, j’avais confectionné un travail sur mesure pour qu’il soit à sa portée. Elle accepta et ce fut une réussite. Je lui ai marqué un superbe TB majuscule, bien net, bien vivant et bien rouge, vous ne pouvez imaginer sa joie. Déjà souriante d’ordinaire, là, elle était aux anges et me murmurait  « Mon dieu comme il est beau, regardez, je n’en avais jamais vu des comme ça ! » Je l’ai trouvé beau aussi, peut-être un TB comme je n’en avais jamais vu non plus. Ce sont des moments magiques au cours desquels vous vous rendez compte combien nous sommes à côté des réalités de la vie en courant après l’utopie, chacun doit trouver sa place.

Ce petit « rien du tout » n’aurait jamais existé si je n’avais prêté attention à cette fille et surtout ce jour-là. A la faveur d’une attention particulière presque fortuite se jouent parfois de grands moments de la vie. Je n’exagère rien, cette simplicité venait de changer quelque chose dans l’estime de soi de cette petite fille. Ce n’était point anodin, et cela n’est jamais à négliger. Vigilance et bienveillance sont les deux mamelles de l’attitude humaine.

Si j’en parle aujourd’hui, c’est bien que cet infime moment dans une vie avait eu une importance pour moi aussi.

Il n’y a de belles émotions que de la découverte des choses fragiles trop souvent masquées ou passées sous silence…

7 Comments

  1. Il était là , suspendu au dessus de vos tetes , prêt à libérer cette intense émotion . Merci pour elle , d’avoir décroché ce moment de complicité .

  2. Simon bonjour, ton texte m’émeut et me rappelle des souvenirs …..quand je « travaillais » auprès d’élèves  » en difficulté ». Je suis à la retraite depuis l’année dernière mais j’ai encore et toujours en mémoire l’ étincelle au fond du regard qui se fondait dans un sourire d’innocence de quelques uns de mes élèves quand ils se rendaient compte qu’ils  » y arrivaient » tous seuls après que tu leur aies « lâché la main….. »…..Je ne sais pas encore qui était le plus ému …..

    1. Essentiels pour moi, ces éclats, ces moments inattendus 🙂
      Je vais peut-être en raconter davantage sur ce passage « L’école en stop. »

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