Fratellonu. (Grand frère)

Toutes les vies sont originales. On ne traverse pas les jours, les mois, les années comme on rêve un conte de fées. Les chocs de l’enfance cabossent comme si Carabosse prenait un malin plaisir à tabasser les âmes comme les corps. Une vilaine fée qui s’empare des contrastes de la vie pour les durcir davantage. Je n’ai gardé aucun souvenir d’une quelconque intrusion durant mes jeunes années, je me demande si elle ne m’a pas épargné… On me disait très sage et les mauvais esprits fuient les gens dociles, j’imagine.

Mon frère vivait chez mes grands-parents maternels, moi, un temps avec mes parents, puis avec ma tante paternelle qui avait connu le veuvage très jeune.
Inévitablement, cette situation créait des territoires. Ici, c’est mon domaine et là, c’est le tien. On n’entre pas dans l’espace vital de l’autre sans vergogne. Cette partition reste tacite, se pratique par le comportement comme un félin marque ses limites avec son urine. Des gestes ou des regards suffisent, tout se devine dans le non-dit.

J’avais sans doute, une grande faculté pour évacuer tous les mauvais coups, me construire dans le sourire, sans béatitude et sans jamais devenir le soufre douleur de quelqu’un. Une sorte de sérénité capable d’absorber les ecchymoses pour en faire des bouquets bleus. La vie prend ainsi une autre tournure sans que l’on soit un juste ou un saint homme…
Des moments douloureux, s’il y en a eu pour moi comme pour tout un chacun, je n’ai gardé en mémoire que celui de la marmite. Nos lieux de vie étaient un peu éloignés. Je vivais à la Sorba et lui à la Navaggia. Des endroits peu distants, pourtant, puisque moins d’un kilomètre les séparent mais comme les jeunes enfants quittaient rarement leur quartier, cela paraissait le bout du monde. Un jour, Sylvain était « invité » dans notre modeste logement dit « Chez Caracas ». C’était la première fois qu’il mangeait ici, nous n’y étions que de fraîche date. Pour bien montrer que j’étais chez moi, j’avais posé le pied sur le couvercle de la marmite qui bloubloutait sur le côté de la cheminée depuis le matin très tôt. Vexé, Sylvain retira soudain le couvercle. Mon pied sans chaussette, seulement recouvert d’une spartiate toute neuve, puisque c’était le début d’un été, plongea tout entier dans le bouillon. La brûlure fut vive. Presque instantanément, la partie la plus sensible, là où la peau est la plus fine, au-dessus du métatarse, développa une énorme vésicule comme une bulle de chewing-gum que l’on gonfle entre les lèvres. Ce fut sans doute la plus belle et la plus douloureuse cloque de ma vie. J’en porte encore les stigmates, une plage presque ronde de peau fine et ridée, un souvenir amusé bien plus que douloureux. En un rien de temps, je fus dirigé chez Angèle à la Navaggia, notre infirmière bonne à tout soigner lorsque le médecin de famille était en visite dans un autre coin de l’Alta Rocca. En deux coups d’aiguille à coudre et un cri, tout le liquide était évacué, la peau affaissée et fripée, la brûlure encore douloureuse. C’est à peu près tout ce que j’ai retenu des conflits. En revanche nos moments de complicité sont légion.

Notre grand père aimait beaucoup le vin et ne connaissait pas encore le slogan « A consommer avec modération » qui serait resté sans effet. Je crois bien qu’il aurait trouvé quelque bon mot pour le contourner, genre « A consommer avec précipitation ou délectation » selon de moment de la journée… Lorsqu’une dame bien intentionnée lui demandait s’il voulait boire un café ou un verre de vin, il répondait toujours « un verre de vin en attendant que le café chauffe ». Lorsque son patron lui rendait visite sur un chantier forestier puisqu’il était bûcheron (il partait le lundi et rentrait le vendredi soir de son lieu de travail) et le surprenait en train de boire à la bonbonne, il répondait « M. Mocchi vos machines fonctionnent au mazout, moi je carbure au vin de Maria Barbara… » C’était dans le bar de cette dernière que se faisaient les deux pleins hebdomadaires pour ne jamais manquer de carburant.
Les samedis soir étaient mouvementés. Il arpentait les rues du village en chantant à tue-tête avec sa voix de ténor, se faisant chahuter tard dans la nuit. Avec mon frère, nous le surveillions de loin et cherchions à le « rentrer » à la maison, remplis de honte. Parfois, nous le trouvions au fond d’un ravin, après minuit, tantôt endormi, tantôt chantant encore, son fidèle chien Mortier couché à ses côtés. Nous n’aimions pas le voir tourné en bourrique par les courageux noctambules tapis dans l’ombre, l’asticotant sans relâche pour le mettre en rogne alors qu’il était quasiment aveugle et déboussolé.

Nous avions un « oncle d’Amérique » engagé très tôt dans l’armée qui revenait certaines années. Il se faisait fort de nous apprendre la vie, lui qui avait tout compris. Il nous réquisitionnait pour des tâches de manœuvres afin de calmer ses remords en laissant une empreinte de son passage. Il avait sans doute ses blessures mais nous n’acceptions pas d’en subir les conséquences. Dans ses moments de « bâtisseur », il nous interdisait d’aller au stade pour jouer un match que nous avions préparé de longue date. Il nous est arrivé une de ces fois de rétention forcée, de parcourir en courant les six ou sept kilomètres qui nous séparaient du terrain de Tallano. Nos partenaires de jeu partis sans nous attendre, pensaient que nous avions boudé ou oublié. Nous arrivâmes au stade de Saint Roch à peine essoufflés pour finalement jouer la deuxième mi-temps. C’était grand-père qui volait à notre secours réussissant parfois à nous faire libérer même tardivement.

Le foot était notre passion. Nous étions engagés dans un championnat de Corse du Sud avec un club sartenais situé à une trentaine de kilomètres de chez nous. Un jour, n’ayant trouvé aucune âme charitable pour nous accompagner, nous sommes partis à cinq heures du matin à pied. Nous n’avons rien dit à personne. A la fin du match qui avait lieu à l’extérieur, nous sommes retournés au siège du club avec toute l’équipe. Toujours sans rien dire, nous avons avalé notre premier yaourt au chocolat de notre vie et deux bananes, achetés à l’épicerie du coin puis vers dix-sept heures, nous sommes repartis en direction de Lévie avec l’espoir d’être pris en stop. A la nuit tombante, alors que nous longions le Rizzanese, un marchand ambulant nous doubla, ralentit, fit mine de s’arrêter puis nous fila sous le nez alors que nous sprintions pour arriver à sa hauteur. Nous sommes rentrés chez nous aux alentours de minuit, finalement embarqués sur une camionnette à quelques petits kilomètres du village. Le lendemain nous étions sur pied vers six heures pour rejoindre le lycée où nous étions internes.

Sylvain m’a offert mon premier voyage en avion. Il avait arrêté ses études pour me laisser la place. Le budget familial ne permettait pas de conduire chacun au bout de ses capacités, sinon de devenir autodidacte. Il avait choisi d’effectuer des travaux manuels, manœuvre le plus souvent, pour trouver une certaine indépendance. Au cours de l’été, il avait rencontré une jeune niçoise et avait promis d’aller la voir sur la Baie des Anges. Lorsqu’il eut amassé suffisamment d’argent nous fîmes connaissance, par temps de pluie, avec la caravelle qui assurait le lien entre la Corse et la Côte d’Azur. Je n’ai jamais compris sa connaissance parfaite des hauteurs niçoises où nous passions les nuits à la belle étoile (nous étions en novembre me semble-t-il). Je passais mes journées, seul, à attendre son retour, caché parmi les arbustes… Il venait me chercher aux environs de midi pour descendre sur une place de Nice afin de nous sustenter d’un pan bagnat et d’un lait frappé. Je regagnais mon refuge en attendant la tombée de la nuit. Je n’ai jamais vu sa copine… tout était resté mystérieux. Quelques années plus tard, j’effectuais mes études dans une faculté de la ville et fréquentais les abords de la Promenade des Anglais. C’était mon vrai départ dans la vie d’adulte. Un départ chargé d’épisodes surprenants, abracadabrantesques souvent… Mais ce n’est pas le moment d’en parler.
Aujourd’hui, j’ai voulu rappeler ces passages de notre enfance et de notre adolescence à mon grand frère qui est un de mes plus fidèles lecteurs… Je pense qu’il sera surpris de constater qu’ils sont encore frais dans ma mémoire.

Nous nous portons un amour fraternel toujours tacite et c’est pour cela que nous le ressentons plus fort encore.

Comu và fratellonu ?

Les photos sont tirées d’un film tourné dans la maison de la Navaggia (plus haut, mon grand-père) par une équipe de la radio danoise et autour d’un « méchoui » (terme impropre puis qu’il s’agissait de rôtir un sanglier). On nous voit, lui devant et moi derrière sur la gauche. C’était en 1962.

 

Grand-père, grand-mère, père et mère lors du même tournage. Photos en capture d’écran. (Cliquez sur les photos)

 

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