Les pas dans ma tête.

DSC_4934Par ces chemins à raser les genêts…
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Etre l’ami du temps pour mieux profiter du moment qui passe, pour cultiver « l’ici et maintenant » en essayant de ramasser toutes les miettes, ne vous épargne pas grand-chose. Un jour, il faut se rendre à l’évidence et changer de vitesse. Peut-être le laisser filer, rester à la traîne car le temps ne sait pas, ne veut rien voir, ni savoir et désormais prend le large. On se sent largué comme à côté d’un train qui s’en va en vous abandonnant sur un quai devenu désert. On le regarde disparaître à l’horizon et on se dit que c’est le début de la fin de quelque chose.

On connait bien ce quelque chose, on n’ose dire que c’est la vie qui s’en va.

L’usure a produit son effet. Ces accidents mécaniques comme les pièces vieillissantes d’une automobile sont à réviser si c’est encore possible. Le véhicule  a été cahoté, balloté dans les déserts à la recherche d’oasis rafraîchissantes,  a franchi des rivières et des torrents,  a foncé dans les plaines et slalomé dans les chemins sylvestres entre les troncs de résineux et de feuillus. Il a connu les chemins de montagne et ses descentes vertigineuses, puis s’est noyé dans les intempéries, s’est encombré de grains de sable dans tous ses rouages. Les roulements à billes ont perdu leur lubrifiant, les amortisseurs n’amortissent plus rien. Désormais, le tout-terrain est garé devant la porte, le chauffeur est assis dans son fauteuil méditant sur les garagistes qui pourraient lui rendre un peu d’autonomie.

En attendant, les pas sont dans ma tête. Je ne voyage plus, je visite très peu, je revisite le temps passé. Ce ne fut pas soudain, j’ai fait la sourde oreille en espérant que la volonté finirait par prendre le dessus. Et puis voilà… on se trouve vaincu.

Ces pas qui couraient pour explorer le temps toujours devant, tournent les talons. Sans faire marche arrière, ils emboitent des traces encore visibles en traversant tous les âges. On repasse aux mêmes endroits, on revit notre histoire, on s’invente d’autres joies, d’autres peurs, d’autres tristesses.

DSC_4935Je me souviens, alors que je courais le maquis avec légèreté, avoir entrainé avec moi ma jeune épouse dans un long parcours de pêche par des endroits très escarpés parfois dangereux. Notre première rencontre matinale dans un chemin étroit entre genêts et bruyère qui formaient un tunnel, nous la fîmes avec un taureau qui remontait le même chemin. Un face à face angoissant de quelques secondes qui parurent des minutes interminables. La corne basse, menaçante, le regard lourd et puis, l’animal d’habitude fulminant a tourné la tête pour s’engager dans un passage parmi les arbousiers qui se trouvaient sur sa gauche. Une chance inouïe et une belle frayeur vite oubliée car je savais qu’on ne reviendrait plus par là au retour. Les premiers rayons de soleil rasaient les rapides du fleuve en projetant des éclats d’argent. Une lumière encore froide à cette heure matinale. Les feuilles des aulnes glutineux frémissaient sous la brise frisquette qui remontait le cours d’eau. La journée s’annonçait belle mais les frissons de la nuit n’avaient pas encore déserté les lieux. Le soleil semblait en phase d’allumage et se préparait à jeter ses premières bouffées de chaleur. Annie, en veste militaire kaki tremblait sous ses vêtements inadaptés pour la température aurorale d’un fond de vallée. Dans quelques heures ce sera une autre histoire, le coton serré résistant aux ronces deviendra une étuve, il faudra endurer une autre épreuve. Elle n’avait jamais vécu un contraste aussi fort entre froid pénétrant et chaleur étouffante. Une école à laquelle je m’étais largement formé. Nous nous sommes arrêtés sur un rocher bien éclairé par des rayons qui profitaient d’une trouée dans les arbres pour arriver jusque-là. C’était le moment de se réchauffer en buvant un café gardé à température dans un thermos que je portais dans la musette. Ce fut l’occasion d’attraper ma première truite du jour. Annie découvrait la prise au toc avec un lombric au bout de l’hameçon. J’étais fier de partager mes moments plaisirs avec elle.

IMG_4183Le coup d’envoi était donné, peut-être est-ce le moment… J’ai filé quelques pas pour atteindre une coulée qui semblait me faire des signes. Je venais juste de m’engager entre deux rochers lorsqu’un cri à vous glacer les sangs me figea sur place. Dans un réflexe aussi rapide que l’éclair, j’ai jeté la musette et la canne. Annie était paralysée comme foudroyée debout. Une couleuvre, sans doute perchée sur une branche, venait de chuter sur elle comme si elle profitait de son épaule pour amortir sa cascade. Un effet à terrasser un ophidiophobe* surpris par cette rencontre, de la sorte, hautement improbable. Après cette émotion et la perte du vase de Dewar (thermos) qui n’avait pas résisté au choc contre un roc, il restait un long parcours sous un soleil de plomb et de nombreux raidillons. Nous sommes arrivés chez nous vers seize heures après douze de marche. Ce fut la première et la dernière partie de pêche dans la rivière qui traverse la vallée d’Archigna pour ma compagne. Le visage rougi par un coup de soleil, les jambes griffées par les ronces, Annie a dû refaire le parcours dans ses rêves lorsqu’elle s’est endormie sous l’effet narcoleptique d’une fatigue exténuante.

Aujourd’hui, je suis revenu sur ces pas. Je vais et je viens au gré de mon humeur par des chemins qui peut-être n’existent plus. Les images sont précises et les souvenirs semblent actuels. Assis devant mon ordinateur, je saute, je cours, je gambade sur mes chemins de naguère, le plaisir est intact. Je dispose d’un stock inépuisable de sourires attrapés tout au long de mes pérégrinations un peu folles à fouiller puis m’inventer des émotions. J’ignorais que je me constituais une réserve de joie rétrospective pour mes vieux jours.

Peut-être, lorsque je serai bien décidé, rencontrerai-je le mécanicien capable de traficoter quelques pièces cassées par le temps. Il parait que de nos jours ça se répare très bien. Je le sais, je suis très informé médecine, je joue à l’imbécile tout simplement. Je repousse l’échéance, les gens me rassurent et m’informent alors que je n’en ai pas besoin. Je ne suis pas encore prêt, encore moins décidé à quitter cette terre en kit, frelaté. Mon ami le temps me dira. En attendant, je m’en vais faire quelques pas dans ma tête, je sais très bien choper ce plaisir aussi.

*Ophidiophobie = phobie des serpents

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