Du haut de son alphabétisme et de son ignorance du français, papa ne m’a jamais adressé un mot dans la langue de Molière. C’eut été un non sens de communiquer entre nous autrement qu’en corse.
Comme s’il voulait faire savoir sa méconnaissance du parler métropolitain, il disait : « C’est pour semblance« . Il voulait dire « Je fais semblant« . Non pas pour s’excuser de mal s’exprimer, mais pour l’affirmer vraiment. Il s’en fichait et l’affichait, presque pour en faire ostentation.
Aucun mépris, aucune revendication dans son esprit, c’était une réalité qu’il ne comptait pas camoufler.
Nous avions un vieux poste de radio que nous allumions à certaines heures. Il était friand d’informations venues de l’autre côté de la Méditerranée. Il ne connaissait rien à la politique mais au moment des infos, il fallait faire silence pour ne perdre miette de ce qui se passait là-bas, dans les ministères. Il hochait la tête pour marquer son inquiétude, un réflexe inutile car la réalité politicienne passait largement au-dessus de ses rares cheveux.
Je sais qu’à un moment donné, il gagnait cinq francs par jour pour son noble métier de spazzinu, balayeur matinal des rues. C’est sur ce théâtre à ciel ouvert qu’il s’était inventé une réputation d’amuseur public avec ses facéties, une notoriété qui l’aidait à rendre sa vie plus agréable. Il se donnait, ainsi, quelque importance aux yeux des touristes, son principal auditoire l’été venu…
Papa m’a toujours étonné par son sens naturel du rythme. Qu’une musique sortie du poste lui parvienne au pavillon de l’oreille et envahisse tout son corps et le voilà parti dans une danse endiablée. Il attrapait maman au passage, raide comme un balai, ou la dame la plus proche de lui et s’en allait en pas chassés majestueux, à la faveur d’un paso doble autour de la table. Je le regardais tout en souplesse et rythme parfaits qui se mouvait gracieusement comme un coach de « Danse avec les stars ».
Lui, n’avait rien appris, son swing était inné, il le perfectionnait chaque fois que musique fusait d’un poste de radio. C’était soudain, totalement imprévu et ses bras, ses jambes, son corps ondulaient avec une élégance insoupçonnée lorsqu’on savait sa condition d’homme des jardins, des rues et des champs.
A la Saint Laurent, la piste de danse, circulaire, cimentée pour durer au fil des ans, était en joie.
J’étais planté au bord de la piste, envieux et bouche bée devant ces gens qui rivalisaient de virtuosité.
Chacun avec sa chacune, partenaire idéale attitrée, virevoltait au son d’une valse de Vienne ou promenait ses pas glissés sous les flonflons d’un accordéon égaré dans un paso haut en couleurs.
La musique devenait image mouvante bien cadencée sur un rythme précis.
J’étais admiratif devant des couples qui ondulaient, des corps en harmonie parfaite en occupant toute la piste.
Bastianu, Lulu, Noël, d’autres sans doute, et papa se mesuraient dans le concours annuel de « Danse sans les stars ».
Je sais que père écumait les concours de la région pour gagner quelques piécettes afin de payer un pot aux copains accoudés au comptoir du Progrès. Son cousin germain préféré, Jacques l’ancien ministre m’en avait parlé. Bien plus jeune que mon père, il parcourait avec lui les seize kilomètres qui séparent Levie de Quenza pour l’accompagner à pied au bal du village.
Hélas, je n’ai pas hérité de ce don pour la déhanche facile, je suis incapable de me dandiner avec élégance… Sans doute ai-je contracté son penchant naturel pour l’empathie.
De très modeste condition, père faisait de sa vie tout un chapelet de petits bonheurs…
Image en titre :
Dans les rues de Marseille avec son beau frère dit Jean Pays pour les intimes, papa (à gauche), se donnait une allure de parrain…