« Asineddu » était un brave artisan fraîchement installé au village.
Un cordonnier dont la présence à Levie, très gros village, était capitale pour réparer les pneus de nos chaussures, au crêpe ou caoutchouc usé. Le recyclage battait son plein et n’a jamais plus retrouvé si ample usage.
Hélas pour l’homme, il y avait déjà Monsieur Ange dont la réputation n’était plus à faire, un cordonnier surbooké tant les gens couraient à lui tenant chaussures crevées…
Un homme secret, taciturne, inlassable au labeur.
Il n’était pas simple de se mesurer à sa grande notoriété.
Il inspectait les chaussures prêtes pour la casse, paire jointe sous ses yeux, pour comparer et juger sur pièce la possibilité d’une intervention utile. Il lui fallait juste quelques secondes pour se faire une idée avant d’expédier les brodequins dans une caisse sous sa table de travail, réservée à la collecte désordonnée.
Un collecteur où se mêlaient toutes sortes de chaussures, escarpins, mocassins, bottes de cuir ou sandales. Lui seul, d’un seul coup d’œil, était capable de retrouver les jumeaux ou jumelles.
Dans la foulée, presque en même temps que la chute des godasses dans la boîte, il annonçait invariablement :
– La sétéman qui vient ! (Sous entendu pour revenir les chercher réparées).
Vous avez compris « La semaine qui vient », que l’on soit un lundi ou un samedi, l’annonce était invariable.
C’était de la bonne ouvrage si l’on en jugeait par le sourire des villageois.
Ses rénovations effectuées au cuir solide et à la double couture réalisée à la main, témoignaient de son art. Au minimum, lorsque il constatait dégâts importants, si ce n’était par l’esthétique, l’essentiel était de bonne facture.
La robustesse de son œuvre donnait entière satisfaction aux travailleurs des champs et des forêts comme aux danseurs et danseuses au bal de la Saint Laurent. Ces derniers et dernières frottaient la piste en ciment de la Piazzona et usaient semelles au rythme endiablé d’un paso ou plus modéré d’un tango, escarpins de fête fraîchement revisités dans l’atelier de M. Ange.
« Asineddu », était devenu un sobriquet, assez rapidement, quelques temps seulement après son installation. Il avait monté échoppe dans le quartier voisin, l’Olmiccia.
L’homme était affable aussi, assez discret et travailleur.
Par curiosité ou par proximité, de nombreux clients avaient tenté l’aventure à la nouvelle clinique des pompes. Non pas funèbres, mais assez rapidement tristounettes.
Le cordonnier au béret triste affalé sur son crâne, ne possédait pas, à ce que l’on disait, l’art consommé de M. Ange et ne tarda pas à faire l’objet de quolibets.
Il ne lui arrivait pas à la cheville, disait-on, ce qui, pour un ressemeleur qui ne visait pas plus haut que malléole, était difficile à supporter.
Il ne disait rien,
Et tête basse,
Croyant faire bien,
Continuait à malmener godasses !
Asineddu ! Asineddu ! s’écriaient les déçus de la chaussure mal réparée, lorsque coutures approximatives lâchaient reprise assez rapidement.
J’habitais à quelques dizaines de mètres de chez lui lorsqu’il s’installa dans le coin, et toutes ces moqueries, railleries me rendaient triste.
Voir un homme de bonne volonté baisser la tête en se promenant dans son quartier n’était pas attitude réjouissante.
Si mes souvenirs sont solides, je crois qu’il a, au fil du temps, réussi à surmonter cette réputation mauvaise en fidélisant certains clients.
Moralité :
Nul n’est né appris, passer du temps, faut-il, pour grimper dans l’estime des autres et s’y installer durablement…