En vue d’une traduction en corse, se souvenir d’un temps…
Des mots soufflés comme on souffle sur le pissenlit pour que ses graines parachutées s’éparpillent au gré du vent et génèrent une nouvelle vie. Le souffle de la vie ancienne réveille les esprits des villageois qui ont connu d’autres temps…
Me voilà transporté dans le jardin de mon arrière-grand-père maternel de la basse Navaggia. On y trouvait de tout : prunes, pommes, poires, raisin, groseilles… même du tabac qu’il faisait sécher pour sa consommation personnelle.
Ce jour-là, j’étais tout au fond, surplombant «A Tipa», appuyé contre le sorbier.
Je devais avoir huit ans, je rêvassais.
Sur le chemin en contre-bas qui mène à son jardin, un grand père, me tournait le dos et parlait à son petit-fils lui montrant l’étendue de son territoire. D’un large geste qui semblait couvrir toute la surface de son bien, il disait :
– Elle est à qui la Tipa ?
Le gamin, encore trop jeune pour avoir le sens de la possession, regardait son papi sans rien dire. Alors, tout fier de dévoiler son patrimoine à ces yeux enfantins, il poursuivait :
– A pépère ! et partait dans un vaste éclat de rire de satisfaction. Evidemment, le tout jeune enfant riait aussi, croyant jouer avec son aïeul sans comprendre le fond de sa pensée.
Nous ne possédions pas grand-chose.
Situé au confluent d’un ruisselet qui passait devant Funtanedda et de la rivière Fiumiccicoli, le lieu dit « A Tipa », souvent enveloppé de brouillards matinaux, semblait propice à la culture des noyers. Mes grands-parents se sont occupé un temps des récoltes de noix qu’ils remettaient au propriétaire pour je ne sais quel avantage en retour. Peut-être le droit de cultiver quelques légumes dans cet endroit très ombragé, à mon avis, peu favorable à la culture maraîchère.
C’est là que j’ai connu le cerisier Napoléon avec ses gros fruits jaune-orangé, souvent occupés par un petit ver blanc. En souvenir de ces moments, j’avais planté un « bigarreau Napoléon » dans mon jardin. Les récoltes sont généralement abondantes sauf cette année désastreuse au verger.
Outre le climat détraqué, les geais qui pullulent dans les chênes voisins s’en gavent, faisant grand gaspillage avant maturité, de sorte qu’il ne reste plus un fruit longtemps avant la récolte présumée.
Il doit bien y avoir une raison, ce côté de la Tipa était le domaine des hérissons. La présence abondante de lombrics et autres insectes aimant l’humidité qui montait du ru tout proche, sans doute.
Mon grand-père avait dressé son chien Mortier à la chasse nocturne. Un fin limier que les voisins « empruntaient » lorsque l’envie de viande tendre et fortement sauvage les prenait. Le ragoût de hérisson était très marqué en saveur musquée et acide, il assurait quelques repas plus relevés les jours de vache maigre…
L’autre versant de la Tipa, exposé au sud ouest, appartenait à un autre propriétaire mais je n’en suis pas certain. Il était beaucoup plus ensoleillé et probablement plus favorable à la culture traditionnelle, me semble-t-il.
Pierrette et Anton’Pariu y élevaient quelques vaches et entretenaient un potager.
Si je devais imaginer une allégorie pour symboliser le travail à la campagne en ce temps-là, j’aurais détourné « L’Angélus » de Millet en représentant Pierrette et Anton’Pariu transportant chacun une botte de foin, l’échine courbée, le visage rivé vers le sol. J’ai le souvenir de gens travailleurs inlassables.
Pierrette, la bouille toujours cramoisie, ruisselante de sueur sous un soleil de plomb, perpétuellement souriante sous le fardeau, avançait d’un pas décidé.
Son dos arqué supportait le poids d’une énorme quantité de foin, un volume totalement démesuré pour sa personne.
Elle nous croisait, nous saluait, s’arrêtant parfois pour parler à l’adulte qui nous accompagnait. Pliée en deux, elle nous regardait en biais sans jamais poser son fardeau pour faire une halte. Sa progression s’effectuait d’une traite de la Tipa à sa maison.
Le mari, moins disert, plus réservé, n’était jamais bien loin. Son chapeau, déformé par les portages successifs, reprenait sa forme initiale comme par enchantement, dès qu’il le posait sur la table de sa cuisine.
Tout une vie de labeur. Je n’ai pas le souvenir d’une plainte… et pourtant ils ont dû souffrir… en silence. Pour ces agriculteurs sans charrue, sans tracteur, la vie c’était le travail à mains nues et l’inlassable besogne était leur vie.
Aujourd’hui, la télé soigne son audimat en introduisant « l’amour dans le pré », l’heur ou le malheur dans la « chaumière » paysanne pour le plaisir des téléspectateurs.
Jadis Pierrette et Anton’Pariu, en guise de vacances bien méritées au bord de la mer, sans jamais songer à Saint-Tropez, s’endormaient le soir, fourbus, et rêvaient probablement d’une charrette, même branlante, pour soulager leur échine entre la Tipa et leur demeure.
En passant devant leur maison, leurs silhouettes se profilent encore devant ceux qui les ont connus…
J’ai toujours toujours une pensée pour ces humbles travailleurs qui ont traversé la vie sans jamais déranger personne., sans jamais se lamenter.
Image en titre : Anton’Pariu sur son âne.

On devrait dans chaque village élever une statue qui serait le symbole de tout ce que les gens enduraient autrefois, sans se plaindre. Très beau récit, Simonu.
🙂
Merci ! 😉