A vita di Maria.

Une suite à « U me prituchju », une reprise en vue d’une traduction en corse et une lecture sur RCFM France Bleue par Stéfanu alias Sedum Caeruleum.

Tante Marie, sacristine au premier chef, avait aussi une vie civile.
Nourrie au corps du Christ, elle mangeait très peu et trottait beaucoup… pour la circulation du sang, disait-elle.

Outre une pension de veuve de guerre, un job, bien plus qu’un métier, assurait son minimum vital en piécettes sonnantes et trébuchantes pour les dépenses quotidiennes.
Condamnée à rester chez elle le temps d’ouverture du bureau de poste pour être opérationnelle à tout instant, elle livrait les télégrammes à domicile.

Elle ne savait pas lire, il suffisait de lui indiquer le destinataire et, bonne trotteuse, le « petit bleu » arrivait à bon port dans les meilleurs délais.
Une sonnerie installée dans la salle à manger, l’avertissait d’une livraison  imminente.
Pour éviter de rester trop longtemps à la maison, elle effectuait des passages fréquents par le bureau de poste. Ces moments de liberté lui permettaient de passer à l’église pour saluer un saint ou vérifier l’état de l’autel, puis allait à la salle de cinéma dont elle était l’ouvreuse et la préposée à l’entretien.

Un jour, probablement étais-je oisif, j’eus l’idée saugrenue de remonter la sonnerie du réveil pour lui faire une farce. Elle était dans sa chambre lorsque le timbre se mit en branle, je la vis traverser la salle à manger pour filer vers la poste située à un kilomètre de sa demeure. Je l’ai rattrapée quelques centaines de mètres plus loin… vous imaginez la suite.

Dans les années soixante, très peu de foyers possédaient le téléphone. Les petits bleus étaient en pleine expansion. Ces messages, ancêtres des SMS, se passaient de bureau de poste à bureau de poste par les soins d’opératrices téléphoniques avant l’intervention de l’estafette Maria.
L’expéditeur payait au mot, il fallait donc exprimer l’essentiel en un minimum de vocables, du genre : « Arrive 24 avril bateau Ajaccio ». Je me souviens d’un message qui circulait dans les quartiers. Une personne qui devait acheter une maison avait sollicité un parent du continent : « Envoie argent maison salte » En corse « salta » signifie « saute »…dans le sens, « elle va nous passer sous le nez ». Il y avait urgence. Message reçu cinq sur cinq.

Point besoin de baccalauréat  pour délivrer les télégrammes. Tante connaissait tout le monde au village, même sans savoir lire, sa mission était aisée. Il suffisait de lui indiquer le destinataire et la voilà sur le chemin, allant bon train.
La promenade forcée était facturée vingt centimes de franc par missive convoyée. Ce genre de sous-traitance la contraignait à bloquer une grande partie de sa journée, souvent pour des prunes. Les jours maigres, elle grapillait vingt ou quarante centimes de franc, l’attente forcée chez elle n’était pas rémunérée sans télégramme à livrer.
Les jours de deuil ou de mariage, en revanche, étaient jours de cocagne. Tata faisait un voyage seulement avec un paquet de « petits bleus », la receveuse les regroupait en ces occasions d’arrivées massives. Ce regroupement lui valait de dépasser largement le franc pour un seul déplacement.
En ces jours fastes de mariages, Marie agitait sa liasse sous le nez d’un jeune rencontré sur le passage : « Qu’est-ce que tu attends pour te marier ? »

A la fermeture des bureaux, tata, enfin libre, assurait l’entretien de la salle de cinéma. Egalement responsable de l’affichage, elle secondait le projectionniste qui venait de Propriano, à trente kilomètres du village. Il se présentait uniquement pour les séances du jeudi et du dimanche, avec les bobines, puis rentrait chez lui après minuit quel que fut le temps, hormis les rares jours de neige…

Je profitais de mon statut pour me donner quelque importance aux yeux des copains en les introduisant gratuitement dans la salle au moment où César devait quitter le guichet pour débuter la séance. La recette assurée, il fermait les yeux et jamais il ne m’en fit reproche. Il arrivait que mon professeur de français soit présent dans la salle : j’étais certain d’être interrogé le lendemain. Je me levais tôt pour réviser ;  je n’ai pas souvenir d’avoir été pris en défaut.

Tante parlait beaucoup pendant les films et cela ne plaisait pas à tout le monde. Certains riaient de ses commentaires, d’autres ne supportaient pas cette gêne et le faisaient savoir bruyamment. Il lui arrivait d’allumer sa lampe pour éclairer l’écran qui venait de s’assombrir lorsque la scène se déroulait dans l’obscurité. Au début, elle croyait bien faire, par la suite, lorsqu’elle comprit qu’elle ne pouvait éclairer une scène sur l’écran, elle répétait trop souvent la facétie qui déclenchait la bronca générale.
Des séances de cinéma aussi cocasses, il n’en existait nulle part ailleurs.
Les enfants étaient massés sous l’écran, assis par terre. Des mégots encore allumés survolaient nos têtes, catapultés d’une chiquenaude du fond de la salle. Certains en profitaient pour en glisser un entre les lèvres d’un enfant endormi et le dénonçait à un adulte. Il ne réalisait pas tout de suite lorsque quelqu’un le réveillait brutalement en le menaçant de le dire à ses parents.
Qui était pris en fumant et dénoncé à ses parents savait qu’il ne verrait pas une salle de cinéma de sitôt. Les temps ont beaucoup changé.


Parfois, nous y allions les poches pleines de haricots secs, des haricots réformés car piqués par le charançon – u fasgiolu bulidatu disait-on – qui volaient dans tous les sens lorsque nous décrochions du film. Une rafale de graines, bien coordonnée entre « catapulteurs » à chiquenaudes, s’abattait sur les visages des spectateurs. Cela ne durait que deux ou trois secondes, le temps de déclencher l’ire générale.

Marie n’avait pas été touchée par la grâce culinaire.
Elle se nourrissait de soupes à l’oignon et de pain sec confectionné par Paula-Maria la boulangère, cuit par Achillu, son mari, spécialiste du four au feu de bois.
Je n’ai pas souvenir de l’avoir vue cuisiner « sérieusement ». En revanche, elle m’étonnait avec ses îles flottantes qu’elle réussissait parfaitement. Sa crème prenait le frais dans une maie entre le midi et le soir.
Ma grand-mère était fin cordon bleu, chez tante Marie je me nourrissais de boîtages. Je m’amusais à dire qu’à midi je déjeunais chez Bocuse et le soir je dînais chez Cassegrain.

Tata veillait sur moi pour que je sois à la hauteur des enfants de familles plus fortunées. Pardessus gris à doublure rouge, gabardine marron, bottes… et pour mon plaisir, je me souviens de mon premier transistor en bakélite blanche acheté chez Valère. Pour me vanter la qualité du poste de radio, ce dernier m’assurait « qu’il était capable de capter « Varadicciu », un hameau situé à quelques kilomètres dans un endroit encaissé. Il le testait dans son fourgon, moteur en marche, pour m’assurer de son insensibilité  aux parasites…

En attendant le télégramme, tante Marie a beaucoup « travaillé du crochet », réalisant des dentelles remarquables, des couvre-lits en coton …avant de passer à l’art du canevas.  
Retirée à Ajaccio chez son fils pour ne plus être seule, adulte, je ne la rencontrais plus qu’une fois par an, je la retrouvais avec grand plaisir comme si je ne l’avais jamais quittée.

Un matin de ses 90 ans, elle ne s’est pas réveillée, elle est partie sans faire de bruit.

C’était le 28 février 2012, peut-être était-elle déjà au courant, je lui envoyais ce télégramme.
Avec elle, les nouvelles filaient à la vitesse d’un réseau pédestre dans le village…
Sa boussole était le clocher dont elle était sonneuse attitrée… par tous les chemins du village, il revient.
Spécialiste du glas, elle sonnait la volée dominicale, tirant à bras et une jambe, enlacés par les cordes.
Lorsqu’elle était entraînée un mètre au-dessus du sol par l’effet de balancier, elle devenait gamine, riait de bonheur, accentuant l’amplitude de sa balançoire sans escarpolette.

2 Comments

  1. Superbe et quelle écriture, on savoure en lisant, aussi bien le récit que cette écriture ciselée.

    1. En écrivant le texte de demain, j’ai pensé à vous.
      Je vous imaginais souriant et riant, parfois…
      Et si c’était vrai ?
      A demain, donc Al 😉

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