Dans l’ombre d’un mystère.

Matteu (prononcez « Matéou ») a traversé une partie de mon enfance comme une ombre énigmatique.

Nous habitions le même quartier, l’Olmiccia.
Il était homme à tout faire dans une famille voisine.

Petit trapu, discret et taciturne, il sillonnait le village, le visage bas, n’exprimant ni douleur ni joie ni indifférence.
Il vivait dans son fors intérieur.
On croisait rarement son regard sombre encadré de sourcils épais, tapi sous l’éternel béret bleu-nuit, râpé, complètement affalé sur son crâne dont il avait moulé le sommet.
La première fois que je l’ai connu, je me demandais s’il était accessible à la conversation, j’évitais de tenter quelques paroles avec ce silencieux endurci.

Ce qui m’étonnait le plus, était de le voir transporter, seul, des bottes de foin totalement démesurées pour sa taille, au point qu’on n’apercevait que le bas de ses jambes. Il avançait sous ces fardeaux impensables comme une bête de somme qui connaissait le chemin, le parcourant par habitude, en évitant soigneusement tous les obstacles.
Aucune plainte ne sortait de sa bouche.

Sa tâche laborieuse accomplie, il filait vers la fontaine en fonte située au beau milieu di a piazza di l’Ulmu*, qui livrait son eau lorsqu’on lui tordait l’oreille.
Matteu ôtait son béret, découvrant une large calvitie insoupçonnée jusque-là.
Un crâne d’une blancheur laiteuse par contraste avec le reste du corps toujours exposé à la lumière du soleil. Il remontait son pantalon au-dessus des genoux et se lavait les jambes avant de s’ébrouer le visage avec les mains placées en forme de bénitier rempli d’eau ordinaire.
Parfois, il se mettait torse nu pour une douche plus complète. Nous plaisantions sur ses mollets puissants qui pouvaient rivaliser avec ceux d’un japonais dont il avait la morphologie basse. Les jambes écartées, pieds nus et le pantalon retroussé à la pirate, il se savonnait, tordait l’oreille de la fontaine qui libérait un flot abondant et pressé pour faciliter le rinçage.
Il se donnait en spectacle à tout le quartier sans la moindre conscience et sans ostentation. Il semblait isolé du monde.

Avec le temps et la crainte envolée, François, Alain et moi qui le croisions tous les jours, échangions quelques mots avec lui. Il nous répondait du bout des lèvres et nous souriait parfois, mais cela restait communication fugitive.
Nous ne comprenions pas toujours son langage très laconique. Peu enclin à communiquer, il livrait des mots mous, à peine audibles, des phrases mollassonnes afin de ne pas dévoiler le fond de son cœur.
La vie était en lui, c’était sa vie, il la gardait secrète, blottie dans l’intimité de ses sentiments taiseux.

Il nous a rendu quelques menus services aussi.
C’était au temps où nous commencions à fumer au creux du châtaignier centenaire, brûlé de l’intérieur mais parfaitement en vie.
Son aubier périphérique juste sous l’écorce, encore intact, développait des ramures productives.
Nous avions aménagé un espace confortable dans l’intérieur carbonisé du tronc après avoir dispersé un peu de sable, fixé des boîtes de sardines contre les parois en guise de cendriers.
François, qui avait déjà le sens de l’utile, avait installé une table très basse façon bonzaï, adaptée à l’intérieur, mais qui avait tout d’une grande.
C’est dans cet abri devenu confortable pour nos gabarits que nous avons rivalisé de nos premières volutes de cigarettes Cyrnea. Le paquet de cette marque était le moins cher, quarante-cinq centimes de francs seulement (7 centimes d’€).
Matteu n’avait accès à la gauloise Caporal ou la Gitane que lorsqu’il osait demander une clope, en dépannage, à un homme de passage.
C’est lui qui achetait pour nous les paquets de sa marque bas de gamme.
Le buraliste veillait, il connaissait les habitudes de nos pères en matière de tabac, notre marge de manœuvre était très limitée, on s’adaptait et notre « comparse » était complaisant. 

Je me souviens d’un jour, alors qu’Annonciade (Nunziata Malfati) passait par là pour aller chercher ses chèvres.
C’était un passage obligé, elle s’était arrêtée un instant pour regarder la fumée qui sortait tout en haut du châtaignier, transformé en haut fourneau.
Elle parlait toute seule :
– Tiens le châtaignier brûle encore, disait-elle. 
Nous restions silencieux, étouffant nos cigarettes, figés au cœur de l’âtre qu’elle s’imaginait. Notre planque nous semblait sûre et discrète car nous y pénétrions par une béance très réduite, quasiment un passage secret, à plat ventre.
Nous avions l’impression d’être indébuscables lorsque nous faisions silence et cessions tout mouvement. Les passages à cet endroit étaient rares, au cœur d’une petite châtaigneraie, les moindres pas qui parvenaient à nos oreilles nous mettaient en alerte…

Matteu ne savait rien de cette histoire, il ne s’aventurait jamais jusque-là, à l’écart du village.
Il se consacrait à des « tâches utiles ». Il quittait rarement son environnement immédiat.
Il est parti comme il a vécu presque dans l’indifférence générale.

A quoi rêvait-il derrière son silence de plomb ? Et rêvait-il ?
Avait-il des souvenirs d’enfance ? Pensait-il à sa famille loin d’ici ?
Sa vie secrète et son passé ruminé ont-ils accompagné son existence afin que vivre ait un sens pour lui aussi ?
Un jardin secret est un canal qui aide à exister.
On s’invente un ailleurs, un autre jour, pour dépasser ce que la vie nous interdit ou ce dont elle nous prive…

Même la tête basse, rivée vers le sol, l’esprit peut s’envoler très haut. Une liberté précieuse qui s’évade des prisons.

Sous nos yeux et malgré l’absence de communication, cet homme nous a marqués de sa présence effacée. Un mutisme qui trahissait le cri aphone de ses douleurs intérieures.
Je suis certain que François, Alain et d’autres amis qui l’ont connu se souviennent parfaitement de lui, on ne côtoie pas une vie singulière sans en garder la trace.  

En l’évoquant aujourd’hui, un afflux d’images viendra à ceux qui l’ont connu…
Des souvenirs peut-être plus précis et plus fournis que les miens.

*Place de l’orme ou de l’ormeau.

Matteu sous sa charge de paille.
La fontaine ressemblait à celle-ci, vous reconnaîtrez facilement son oreille et son nez…

3 Comments

  1. Comme il est heureux que votre plume rende hommage à Matteu, ce Monsieur à part et qui de toute évidence le mérite bien, tout de mystère enveloppé qu’il est. Vos descriptions sont toujours photographiques et le dessin mériterait éternité à son nom. On y est avec vous ; la lecture glisse, on a envie d’encore ou de plus ; envie de lui dire, envie qu’il sache, que silencieux il était impressionnant, que force de la nature, il était époustouflant, que sombre, il interrogeait les enfants, que modeste, il était là pour eux en complice pour que fume le châtaignier. Quelle était son histoire, on a envie de savoir ses parents, son enfance. J’espère que toutes vos « productions » ne se perdront pas, au delà du blog et que vous prenez attention à organiser vos archives. Si ce n’est vous, peut être, qu’une des filles réunira la matière riche pour le bénéfice du plus grand nombre. A Matteu ! Avec le coeur.

  2. Bonjour Simon
    C’est un plaisir de lire tes souvenirs d’enfance, sans doute parce que c’est un peu les nôtres aussi.
    Vous fumiez en cachette avec François et Alain, moi c’était avec sylvain , je ne sais plus ou, mais loin de la maison c’est sûr.
    Continue comme ça c’est très bien.

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