Un regard vers l’autre… peut-être une compréhension…
C’était un petit garçon très redouté, difficile à canaliser. Il n’en faisait qu’à sa tête donnant du fil à retordre à tout le groupe scolaire. C’est ainsi que je l’avais perçu en arrivant dans cette école. Tout le monde en parlait comme s’il était le lion indomptable du cirque.
Je l’observais dans la cour. Chacun se plaignait de son sans gêne, enfants comme adultes. Plutôt à l’écart, il donnait des coups au passage ou lançait quelque caillou en direction de sa cible du moment. Visiblement il avait toute une réserve de munitions dans ses poches pour ne jamais être à court de projectiles.
De temps en temps, pendant les récréations, j’entendais des appels lancinants, hautement accentués, de sorte que les enfants qui jouaient aux alentours réagissaient comme s’ils étaient directement importunés. Ces menaces virtuelles agissaient sur eux comme des agressions subliminales. Si vous demandiez à ce moment précis « qui a embêté untel », n’importe quel enfant vous répondait « c’est lui »… celui dont on entendait siffler le prénom au-dessus de nos têtes. Evidemment personne n’avait rien vu.
Voilà comment on fabrique un cas de toute pièces et en toute innocence. Il suffisait de se déplacer pour lui parler directement sans claironner pour avertir la cour entière. Des habitudes difficiles à éliminer, tant l’exaspération était grande, personne ne se rendait compte des conséquences que cela pouvait avoir en titillant l’inconscient des camarades.
Certes, l’enfant était turbulent et difficile à capter mais ce n’était pas une terreur non plus. Son comportement témoignait d’une recherche d’autonomie. Il n’avait aucune marge de manœuvre et ne bénéficiait d’aucune confiance. Il prenait le pouvoir comme il pouvait pour exister un peu. De la sorte, il existait beaucoup trop pour les autres qui se rebiffaient face à son comportement excessif.
Un jour, j’ai voulu voir de plus près en demandant à le rencontrer dans ma salle car il refusait d’écrire. Il se montrait méfiant et mon baratin l’importait peu. C’était l’heure où il pouvait ennuyer son monde, son moment de gloire, quelques minutes de récré qu’il ne voulait surtout pas gaspiller avec moi. J’étais l’empêcheur de tourner en rond en lui confisquant son plaisir mais il en avait vu d’autres et n’était pas décidé à se laisser faire. Il faisait donc de la résistance au point de se gratter partout. Une réaction qui le conduisait à la suffocation si je lui demandais de prendre le stylo. Un rejet net qui provoquait une allergie à la contrainte et au travail. La manifestation était directement épidermique : un rash soudain, des boutons autour du cou qui ne disparaissaient que si on le lâchait sur le champ.
J’ai tenté le coup à plusieurs reprises sans jouer les apprentis sorciers. J’y allais par touches infinitésimales comme pour une désensibilisation, jusqu’au jour ou ayant raisonnablement accompli un acte scolaire, je le félicitai.
Visiblement heureux qu’on le complimente, c’était tellement rare, il s’en alla gaiement à cloche pied presque chantonnant.
A peine sorti de ma salle, je le vois revenir, cherchant quelque chose sous les tables. Il avait l’air inquiet. Juste à mes pieds, un caillou. Il s’est arrêté net, me regardant droit dans les yeux comme s’il se sentait piégé, en regrettant d’être revenu. J’imagine qu’il a dû penser, une fraction de seconde, « ça va être ma fête ». Une habitude pour lui, toutes les occasions étaient bonnes pour le réprimander.
J’ai pointé le caillou du doigt en lui demandant « c’est ce que tu cherches ? Prends-le, je vais te raconter l’histoire de ce caillou… » Je me suis souvenu de mes cours de géologie lorsque j’enseignais en 4e. Tout s’est passé calmement, il m’a écouté et je l’ai trouvé attentif. A aucun moment, je ne fis allusion à l’usage qu’il en faisait d’ordinaire. Je lui ai écrit le nom de la pierre juste avant qu’il reparte de ma salle…
Une semaine plus tard, il avait toujours son papier dans la poche ainsi que le fameux minéral destiné à atterrir sur une tête innocente. Aujourd’hui, il est jeune homme. Je reste persuadé que son potentiel était normal et qu’il a été gâché par la conjonction de circonstances défavorables multiformes et son goût trop prononcé de se croire tout puissant et invulnérable.
Pris entre père et mère possessifs, persuadés de jouer leur rôle en le surprotégeant, il se rebiffait contre toute autorité.
J’avais un faible pour lui et j’espère qu’il en étonnera plus d’un lorsqu’il aura des enfants.
L’expérience mérite de figurer dans une formation de formateurs.