Les cousins.

Les souvenirs rebondissent à la faveur d’une anecdote. On se demande : « Tiens, celle-là, je la raconte ou pas ? » Et puis, on se laisse faire, on y va. Comme souvent, en écrivant ces mots, j’ai usé et abusé de mon penchant pour la digression… Je suis coutumier du fait. Je gambade dans le passé et cabriole dans le présent sans me soucier de la concordance des temps. Je veux dire de la concordance de mes actes dans le temps… Ne vous étonnez point si je passe du coq à l’âne, on retombera sur nos pattes.

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Pulinu qui figure sur cette photo est mon cousin germain. Il est très à cheval sur les principes qui lui viennent tout droit de ses parents et grands- parents. Il est définitivement attaché aux valeurs de ses ascendants et rien ne le fera changer. Il est comme ça, inutile de lui rappeler que les temps changent et les valeurs aussi. Par exemple, il ne rate aucun enterrement. Il parcourt deux-cents kilomètres aller/retour pour présenter ses condoléances de vive voix. Très attaché au village de son enfance où il aurait aimé y finir ses jours. Hélas, il n’a jamais trouvé de terrain pour construire sa maison et cela l’a beaucoup peiné. Il m’en parle souvent, il s’est senti banni, jamais on ne lui a accordé la priorité, ni même prêté attention pour l’achat d’un terrain.

Je suis exactement le contraire, j’ai très peu de principes définitivement ancrés, je fais confiance à mon intuition. J’ai vécu avec sa mère que vous connaissez à travers mes textes et que j’ai titillée longtemps pour échapper à ces obligations traditionnelles induites sans chercher à comprendre. Je vais aux enterrements parce que j’ai connu la personne décédée, ma présence ne concerne que sa mémoire et moi. Je me présente rarement aux condoléances. Mon cousin le sait et cela lui déplait fortement.

Nous étions à Giunchettu et nous accompagnions un autre cousin à sa dernière demeure. Je portais le même nom que le défunt mais pas Paul puisque le cousinage nous vient de sa mère, sœur de mon père. Nous ne connaissions personne dans la famille touchée par le deuil. J’avais bien l’intention de passer incognito jusqu’à la tombe de Raymond en me remémorant notre passé de lycéens. Un passé très riche car nous nous étions très proches durant cette période haute en couleurs.

Paul avait pris ses précautions bien avant d’arriver au village : « Cette fois-ci, tu iras aux condoléances pour représenter la famille… C’est toi qui porte le nom !» Me répétait-il depuis un moment. Il était inquiet et revenait souvent à la charge, bien décidé à me faire changer d’avis.
J’étais perdu dans la foule et découvrait, au fur et à mesure, des connaissances de lycée.

Raymond m’avait introduit dans sa famille pour renouer des liens parentaux.
Nous étions internes au Lycée Clémenceau de Sartène. Certains samedis, je partais avec lui dans son village de Giunchettu pour y passer le week-end. D’autres fois nous le passions chez moi à Lévie.

Il était très sportif, jouait très bien au foot, courait le 60 m en 7 secondes et quelques petits dixièmes, plutôt au-dessous de 4, régulièrement. Il était doué pour tous les sports, très complet en athlétisme et pratiquait les barres parallèles avec une facilité incroyable. Je ne parvenais à le dépasser que dans les courses de fond et demi-fond plus conformes à ma morphologie presque éthiopienne à cette époque. Il savait que je tenais beaucoup à mon domaine réservé et prenait un malin plaisir à m’empêcher de gagner, en fourbissant de savants stratagèmes avec des copains complices. Il me promettait des relais avec des amis pour m’emmener le plus loin possible afin que je termine le parcours à fond. Dès la première côte, tous s’agglutinaient autour de moi, me retenaient par le maillot et ne me lâchaient que lorsque les autres favoris étaient bien loin. Il m’est arrivé de courir comme un dératé à la poursuite de mon concurrent direct, difficile à battre en temps ordinaire, et ce jour-là impossible à rattraper… J’avais terminé deuxième épuisé, effectuant les derniers cinquante mètres presque dans le coma. J’ai su par la suite que j’ai titubé, zigzagué, doublant facilement la longueur du stade qui me restait à parcourir. Heureusement les autres étaient loin, je n’entendais plus que les cris des internes du lycée qui m’encourageaient pour vaincre l’externe qui caracolait devant moi. Je m’étais effondré après la ligne d’arrivée dans une flaque d’eau, vomissant tout ce qui me restait dans l’estomac. Mon frère Sylvain, inquiet était très en colère contre moi d’avoir poussé si loin mes limites. Je testais mes derniers retranchements, parfois bêtement, sans espoir, mais j’aimais cette façon d’aller au bout de ce que l’on peut donner.

Raymond avait le rythme dans la peau et une passion pour la musique. D’un simple geste esquissé, il vous embarquait dans un air connu jouant à la perfection de deux cuillères placées dos à dos, façon castagnettes, qu’il battait en mesure entre la paume de sa main et son genou. Son autre plaisir était d’amortir un verre ou une bouteille avec son pied pour éviter qu’ils n’explosent en chutant. Cela lui était venu du « sauvetage » d’un verre, un jour au réfectoire… un réflexe qui allait si bien, venant de lui.
Durant les week-ends à Giunchettu, j’avais droit à des leçons de chasse. Le samedi soir la bécasse, le dimanche matin, très tôt, les grives et les merles, l’après-midi les perdrix. C’était un vrai chasseur, au coup sûr et à la doublette redoutable : deux perdreaux, droite/ gauche que le commun des observateurs n’aurait pas vu décoller.

Nous rentrions le lundi matin au lycée avec des réserves pour la semaine. Des perdreaux grillés, toutes sortes de charcuteries et surtout le figatellu sec de sanglier. Plus fin qu’une chipolata et bien plus relevé en sauvagine que celui de cochon. On devinait l’ajout de vin et d’ail… des saveurs uniques définitivement installées sur les papilles, qui s’enfouissent dans l’aire gustative d’un coin secret du cerveau afin qu’elles vous poursuivent jusqu’ au bout de la vie.
Il était au lycée depuis la sixième, il fut un guide précieux et un bon protecteur lorsque je suis arrivé en seconde, un peu perdu. On ne se connaissait pas. Il en avait parlé chez lui puisque nous avions le même nom, son père qui connaissait le mien lui a tout expliqué. Une approche inoubliable pour moi et la découverte d’une branche nouvelle dans la famille.
Sur la place de l’église, il ne restait plus personne de ce temps-là.
Je sentais monter la nervosité de Paul. Au moment de rejoindre l’emplacement réservé aux condoléances, il tenta de me forcer. Il était fort mécontent de mon attitude. Connaissant mon indépendance, il s’y rendit tout seul en maugréant.
Lorsqu’il revint vers moi, il semblait plus rassuré : « Allez, nous pouvons repartir, l’honneur est sauf ! »
Il s’était présenté à la famille usurpant mon identité. Il disait même qu’ils étaient ravis de faire ma connaissance, Raymond leur avait souvent parlé de moi.
Nous nous acheminions vers la voiture garée à la sortie du village lorsqu’un ami commun de lycée qui n’avait jamais cessé sa relation amicale avec Raymond, me prit par le bras pour me dire : « Tu as vu sa femme, ses enfants et ses frères ? ».
Je l’ai suivi sans rien dire et j’ai remarqué que deux des frères du défunt se demandaient si c’était bien moi qu’ils avaient vu quelques minutes plus tôt. Je n’ai pipé mot me contentant de la remarque. J’ai deviné à leur façon de froncer les sourcils qu’ils pensaient, sans doute : « Au milieu de tout ce monde… j’ai dû rêver. »
En revenant vers Paul, ravi, content comme tout, je lâchai : « O cuci, m’anni vistu dui volti, se cuntenti* ? »
Paul est un authentique… je sais que seules les choses vraies comptent pour lui. Il était soulagé de reprendre le cours normal des choses, en paix avec sa conscience.

S’il existe un au-delà, Raymond a dû se marrer.

* « Cousin, ils m’ont vu deux fois, tu es content ? »

Au réfectoire du lycée de Sartène.

De gauche à droite.
François Nicolaï, moi, Raymond Dominati, Claude Peretti (tous deux médecins), De Cortes, Jean Luc Santoni.
(Cliquez sur les photos)

Sur celle du haut, on reconnait Jean-Claude Pietri, le plus grand.

2 Comments

  1. Raymond était mon frère j ai toujours beaucoup de chagrin moi j étais enseignante comme vous maintenant je vis à Ajaccio je monte souvent à Giuncheto j ai mon frère aîné les deux plus jeune s sont morts merci pour les photos cela me fait très plaisir je vous embrasse

  2. Dans tout ce que vous racontez je retrouve bien mon frère ,j ai un peu pleureJ ai 82ans les années passent vite.Merci pour tout ce que vous racontez de vos belles années je vous embrasse

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