C’est une histoire banale. Un peu chabadabada sur la fin.
Mais une histoire qui a compté, une histoire qui surgit chaque fois que je me remémore mon entrée dans la vie d’adulte.
Je l’imagine parfois en noir et blanc.
Je revenais d’Allemagne où j’étais affecté dans un bataillon semi-disciplinaire car les médecins de l’Armée avaient jugé que je feignais la surdité. C’est là qu’on avait décidé de me dresser et c’est là qu’on ne parvint pas à me dresser. J’étais devenu rebelle devant tant d’incompréhension et d’acharnement stupide. On m’aurait promis au peloton d’exécution, je n’aurais pas bronché. Je faisais n’importe quoi, devenu totalement insensible à toute rétorsion venant des autorités militaires. Presque incontrôlable.
On m’avait à l’œil : « Celui-là, il ne faut pas le louper ».
Rendez-vous compte la terreur que je pouvais être ! Ridicule mais terriblement insupportable… pas moi, ce que l’on me faisait subir.
Ils ont tout essayé… L’humiliation, en me réveillant seul à minuit pour me faire balayer puis passer la serpillière dans la salle audio visuelle, on me faisait courir, toujours tout seul, on tirait mon matelas par terre plusieurs fois pour qu’inlassablement, je me recouche après avoir chu sur le carrelage. De la plonge, aux poubelles, à l’épluchage des pommes de terre qu’une machine rejetait mal finies, il fallait les reprendre presque toutes dans une eau glacée d’un décembre neigeux. Quand je pense à ceux qui ont enduré la guerre, je me dis que c’était de la rigolade, cela amusait bien mes supérieurs sergents, pas moi.…
Un jour, il a bien fallu se rendre à l’évidence. Après de nombreux examens et hospitalisation dans un hôpital militaire de Constance pour vérifier la réalité de mon état, l’Armée m’a libéré.
Nous étions en temps de paix, je pouvais retourner à mes chères études.
Mes études étaient bel et bien terminées par la force des choses. J’avais envie de partir à l’aventure pour commencer ma vie. Quelqu’un m’attendait sans savoir que j’étais sur le chemin du retour. Les moyens de communication n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui et la décision de réforme fut si soudaine que je me retrouvai sans autre avertissement dans un train en partance pour la France.
J’avais quelques sous et deux rations de survie pour me sustenter jusqu’à mon arrivée à Nice. De manger, je m’en fichais totalement. Je n’avais qu’une hâte, c’était de retrouver celle qui patientait. Notre souhait était de partir tous les deux au vent de la vie. Nous avions envie de sentir le frisson de l’incertitude, le danger de la contingence qui flotte sur le chemin d’une construction sans perspective. Un truc de hasard dans un endroit inconnu, nous sentir libres et seuls, perdus pour mieux nous trouver…
Des moments très forts lorsque l’autre compte plus que tout comme une partie intégrante de soi. Un égoïsme réciproque, intime et partagé, égoïste de son autre..
Sur le trajet qui me conduisait hors d’Allemagne dans un train d’une lenteur infinie, j’avais le sentiment de ne pas avancer. Je ne regardais même plus les arbres qui me fuyaient. Seuls, quelques panneaux en entrant dans une gare attiraient mon attention. Des noms à rallonge s’étiraient à grand gaspillage de lettres et d’argent en augmentant la surface des pancartes…
Revenant d’un séjour trop bref, je n’avais pas eu le temps de me mécaniser à cette lecture pour identifier correctement les endroits que nous traversions.
Je franchis la frontière vers minuit.
Le sol pavé et bien humide, luisait sous la lumière des lampadaires. Strasbourg m’ouvrait les bras.
Je déambulais sur la place Kléber, au hasard, sans savoir où j’allais. Ma grande timidité s’est évanouie dans les rues de la ville alsacienne. J’avais une sensation inouïe de liberté, prêt à m’envoler si besoin était. Plus rien ne pouvait m’arriver. Je fus attiré par la lumière intense d’une brasserie et je me suis installé à une table. Seul, à cette heure-ci. Je crois que j’ai savouré la choucroute la plus garnie et la plus savoureuse de toute mon existence. J’ai avalé goulûment saucisses et lard comme si je sortais de prison. En fait, je sortais de prison, traité comme on ne traite pas un prisonnier, c’était mon vécu, mon ressenti. En quittant la table, j’ai levé les yeux au ciel et je n’ai pas vu le ciel. Le rideau était tiré, les étoiles dormaient. Mon esprit m’a conduit jusqu’à Cirana à la sortie de mon village, là où les étoiles scintillent par temps ouvert et où chaque nuage qui file sous le vent a son mot à dire. Dans ce coin à l’est du pays, ils formaient un couvercle opaque m’interdisant toute communication avec les cieux.
J’ai pris le premier train ou le dernier, je n’en sais rien, vers deux heures du matin, à destination de la Côte d’Azur et j’ai dormi.
Je n’ai souvenir d’aucun rêve, je me suis absenté du monde dans un repos absolu.
Je fus réveillé par la clochette du préposé aux sandwiches. Encore dans un état comateux, j’ai mollement accepté d’échanger une ration militaire contre un casse-croute et un soda ou une bière. Il insista juste une fois… C’était une aubaine pour lui qui souhaitait retrouver un souvenir du service militaire. Le marché fut conclu, il me restait l’autre ration que je comptais bien conduire à bon port.
Le reste du trajet m’a semblé interminable. L’éternel « toumtoum toumtoum ! » des roues sur les rails m’accompagnait en musique de fond, à la fois crispante et nécessaire pour faire voyage par chemin de fer.
Lorsque j’ai grimpé en direction du boulevard François Grosso assez proche de la gare niçoise, j’étais inondé de soleil comme si un rayon m’éclairait le chemin.
La tête baissée, le pas alerte et l’esprit tout à la surprise. Je suis arrivé devant le portail de l’immeuble, Annie sortait juste à ce moment pour aller à la fac comme si les dieux de la rencontre inopinée s’étaient arrangés pour organiser ce scenario.
Elle a pilé, incrédule, muette un instant.
Elle portait son classeur sous le bras, une amie l’attendait plus bas.
Comme dans un film, sans ralenti, nous nous sommes jetés dans les bras de l’autre.
Je repasse ces retrouvailles aujourd’hui pour qu’elles durent encore un peu.
Une émotion intense m’envahit comme si, soudain, je venais de naître, pleinement conscient de venir à la vie.
Sa copine a compris et s’éloigna en nous saluant d’un geste complice et attendri, de sa main.
Nous nous sommes cachés, oubliés dans un bonheur partagé, dans une jouissance à mourir de plaisir… puis enfuis, enfouis, endormis dans une tendresse infinie,
Strasbourg restera le point de départ d’une aventure qui continue aujourd’hui. Rien n’a changé. Nous sommes toujours des fous de la vie et du plaisir…
Cinquante ans ont passé, l’avenir est encore notre affaire.
Le temps est mon ami. Il m’a appris la patience comme il m’a poussé à l’impatience. Il m’a tiré à hue et à dia, il m’a fait sauter, sursauter… nous courons encore côte à côte, il ne m’a jamais dit jusqu’à quand.
Je crois bien qu’il est insouciant et qu’il ne sait pas où il va… Il est fou, complètement foufou et cela lui va très bien… 😉
Ca semble trop beau … pour ne pas avoir ete vecu …
Oui, c’est du vécu et je viens de remarquer que vous aviez lu « Quand la grande muette fait la sourde oreille » qui relate l’histoire complète.
Bonne soirée Libres jugements 🙂
L’amour existe ! 50 ans de complétude : que le Ciel les bénisse pour les 50 prochaines. La violente expérience de « la grande muette » aura sans doute fait s’enflammer vos retrouvailles. Parlez nous encore de ce qu’est le vrai amour, parlez nous d’Annie et Simonu. Les temps aujourd’hui mettent à l’épreuve les unions sacrées ; on ne peut donc se lasser d’histoire vécue qui en nous faisant rêver, s’insinue dans le possible. Merci.
Les cinquante prochaines années ? Que dieu vous bénisse aussi et vous entende, Sylvie 🙂
Je me tiens prêt pour la suite.
Trêve de plaisanterie, c’est sympa, je vous remercie et vous souhaite une bonne soirée.
des chabadabada(s) qui valent la peine ! tellement belle histoire de vie !
🙂
Comme quoi il y a de bons moments dans la vie non ? 🙂
D’autant plus bons lorsqu’on a vécu des passages difficiles.
C’est ma culture des contrastes 🙂