Une amie, assidue du blog, me faisait part de certaines attitudes similaires à celles que vous allez découvrir, concernant ses retours sur le continent.
Pour elle, le temps du mutisme dû à l’émotion de quitter ses parents se mesurait en nœuds marins. Quelques encablures, du quai d’Ajaccio jusqu’au franchissement des îles sanguinaires. Pour moi, c’était le virage de Cirana, l’endroit à partir duquel on perdait de vue le village puis la descente du Baladin, une sorte de frontière à l’émotion, qui m’autorisait à retrouver ma voix cadenassée dans la gorge, interdite, jusque-là.
Chaque fois que je revenais vers l’île, j’attendais le moment de mettre le pied à terre pour être rassuré. Quel que fut l’endroit du débarquement, y compris Ajaccio situé à plus de cent kilomètres, je serais même rentré chez moi à pied.
Au retour des vacances, je m’en fichais. Une fois sur le bateau, il pouvait m’arriver n’importe quoi, cela me laissait indifférent. Puisque je partais, je pouvais aller me pendre… d’ailleurs, il m’en est arrivé des aventures sans qu’elles m’émeuvent. Un jour, le bateau prenait feu en pleine mer, une autre fois c’était l’alerte à la bombe à minuit… aucune crainte, rien. Le fait de m’éloigner de chez moi, de m’en aller, me laissait totalement froid, insensible à n’importe quel malheur…
J’ai connu des traversées mouvementées par mer démontée. Les premières fois, je voyageais en quatrième classe qui n’existe plus, la classe du bétail, assis par terre, je courais d’une paroi à l’autre, là où le tangage me poussait. Il m’est arrivé de plonger dans le vomi des voyageurs en essayant d’attraper ma valise qui fuyait au gré des facéties de la Méditerranée en folie et rester impassible… J’ai cette chance de ne pas avoir le mal de mer, du tout, et l’estomac bien accroché. Je vous épargne les détails. Je dormais coincé entre deux poutres et recevais tous les effluves qui montaient des fers ou des enfers. On aurait dit, deux mètres plus bas, des âmes en peines en train de vider leurs entrailles par geysers puissants et sporadiques.
Un jour, je voyageais en famille. Nous occupions des fauteuils pour une traversée diurne. La mer n’était pas sage. Elle jouait à nous balloter de charybde en scylla. La peur avait gagné un grand nombre de passagers. Juste devant moi, un touriste pris de panique avait perdu la raison et tambourinait sur les fauteuils, créant une sorte d’agitation, presque d’épouvante dans les travées. Lorsqu’il s’est levé, son épouse en pleurs criait « Suivez-le, il veut se jeter par-dessus bord ». Je l’ai suivi, l’homme était un colosse, il devait faire deux fois ma taille et mon poids. Je le surveillais à quelques pas. La mer était déchainée. Il se penchait par-dessus le bastingage. Avec le mouvement du bateau et le basculement inévitable du suicidaire, je serais parti dans les flots avec lui si j’avais tenté de le retenir. Je lui ai parlé sans m’approcher pour qu’il vienne à l’intérieur avec moi. Sa femme et ses enfants l’attendaient. Par miracle, il m’a écouté et a regagné sa place presque comme si rien ne s’était passé… un sursaut de lucidité sans doute. Je m’en souviens encore, de l’inquiétude de ma femme et de mes enfants encore plus. La mer affamée giflait tout ce qui était à portée de vague déferlante puis happait tout ce qui bougeait devant sa langue gigantesque. Elle n’aurait fait de moi qu’une bouchée si j’avais eu la folie de suivre la personne jusqu’au bastingage. Un fétu de paille, une plume qu’elle aurait engloutie pour assouvir sa colère, pour rien…
Sur la mer, j’ai toujours été rassuré. Dans les airs, je ne l’étais plus à la suite d’un épisode qui aurait pu mal tourner. Lors d’un voyage aérien, à l’approche d’Ajaccio, le train d’atterrissage ne sortait pas. Nous avons tourné un bon moment avant de pouvoir toucher terre. Nous en avons fait des tours de manège en survolant l’aéroport ! Un carrousel d’épouvante pour bon nombre de voyageurs. Je m’étais juré de ne plus monter dans un avion, sans toutefois devenir aérodromophobe. Il m’est arrivé de repartir en avion sans stress. Une fois sur l’appareil, je sais que je ne commande plus rien, mon côté rationnel me rend la raison. Je n’ai aucune peur une fois embarqué, je respecte la logique la plus élémentaire. C’est comme si je devais avoir peur des éclairs. Le temps orageux tient la foudre en main pour frapper où bon lui semble. Nous, nous subissons, alors à quoi bon avoir peur ? Je fonctionne à la raison, ce n’est pas le cas pour tout le monde.
Ma phobie de l’airbus, je la subis la veille de prendre l’avion, cette nuit là, je suis insomniaque, je voyage en imaginant tous les dangers. De la sorte, au petit matin, je les ai tous épuisés…
Chaque départ était un abandon avec l’incertitude de retrouver, au retour prochain, ceux qui restaient sur place. Un moment de grande tristesse. Mon père, ma grand-mère, mon grand-père et ma tante Marie avec qui j’ai vécu et dont j’ai raconté largement l’histoire, sont partis sans que je puise les voir une dernière fois. Sauf pour mon père que j’ai retrouvé dans son cercueil. J’ai relaté l’épisode dans « Voir son père une dernière fois ».
Pour tous les autres, à près de mille kilomètres d’ici, je m’isolais dans mon bureau pour me transporter sur la place de l’église de mon village, par la pensée, à l’heure des funérailles. J’ai vécu chaque enterrement comme si j’y étais. J’y étais bien entendu ! J’ai cette faculté de me transporter là où mes émotions les plus fortes m’entrainent.
Je voyais des amis, des voisins dans le cortège, je leur parlais en accompagnant les cercueils de ceux qui m’ont tout appris. Je les voyais disparaitre sous terre, la gorge nouée. Je ne retrouvais mes esprits qu’à la fin de la cérémonie des condoléances face à l’entrée du cimetière. Je connaissais la durée d’une messe pour l’avoir suivie plus d’une fois lorsque j’étais enfant de cœur.
Le vécu des funérailles par la pensée est probablement plus intense et plus déchirant. Seul, face à ces visages qui ne changeront plus jamais, l’esprit rassemble et concentre l’essentiel dans le résumé de toute une vie. Un sentiment d’abandon submerge celui qui n’est pas sur place pour le dernier voyage.
Voilà pourquoi chaque départ était un adieu, toujours douloureux.
Ces moments que je crois avoir vécus en les imaginant très fort, me secouent encore aujourd’hui…
Désormais je vole.
Non pas en survolant les tombes mais en écrivant leurs histoires pour ne plus jamais les abandonner.
Partir ?
A chacun ses sentiments… les miens sont ceux d’une nostalgie souriante…
ça vous étonne ?
Il me reste un long voyage, le même parcours que celui de mes aïeux, accompagné du Bolero de Ravel et de la chanson « Je viens du sud ».
Mon dernier voyage…
La traversée de la Méditerranée, pour moi c’est fini.
Sur toutes les images : Propriano.
Voici le commentaire de Claude Z. le jour où elle découvrait ce texte :
« Ces moments que je crois avoir vécus en les imaginant très fort me secouent encore aujourd’hui … »
…Hier comme aujourd’hui, vous vivifiez intensément les Choses de la Vie !
…Merci, Simon, pour ces moments, ces souvenirs, ces sentiments partagés !
Pour avoir vécu dans d’autres circonstances des séparations, je ressens votre déchirement que j’imagine encore plus vif du fait que quitter une île est quelque chose d’encore plus intense et vif. C’est autre chose que de prendre l’avion, mais la mer donne un côté dramatique …même par temps calme.
Très curieusement encore maintenant, si je suis sur le quai, un bateau qui arrive ou qui part me fait monter un noeud d’émotion dans la gorge.
J’oubliais un mot sur les photos, j’aime beaucoup la seconde, un bateau qui s’éloigne, très épurée.
Un temps, je suivais aussi les départs en imaginant les miens, à la fin de l’été.
Pour les photos, j’en ai « oublié » une qui n’évoquait pas le même esprit, ce sera à une autre occasion.
J’aime bien la dernière qui évoque la colère. 🙂