Après la série « Martine », voici la petite série « Papa ».
Par les temps qui courent mieux vaut pratiquer l’humour réflexif (sur soi et sa famille) pour ne point risquer les foudres du « bien penser ». Les anecdotes qui ont amusé des générations passées sont désormais à raconter sous le manteau ou, c’est beaucoup plus sûr, à taire définitivement pour faire place à l’esprit aseptisé. Ce dernier ne manquera pas de produire ses effets pervers à plus ou moins longue échéance. J’y prédis plus de violence à l’inverse de l’effet pacifique espéré.
Premier rire commence par rire de soi-même sans être certain d’échapper aux gros yeux de la bien-pensance…
Mon père était un personnage joyeux.
Un rural inconditionnel et convaincu qui rêvait, de temps en temps, de s’échapper à la ville pour voir ce qu’il s’y passe.
Etait-il si préparé pour cela ? Rien n’était moins sûr.
Je l’ai rarement vu se départir de sa bonne humeur légendaire qui attirait les touristes lorsqu’il balayait les rues du village. Il adorait faire le clown avec son âne Roland qui lui obéissait à la moindre petite injonction. On aurait dit deux larrons en foire, surtout les matins d’été lorsque les estivants se levaient tôt pour suivre ses facéties. Il travaillait en s’amusant et en amusant la galerie déjà informée par le bouche à oreille. Des numéros très prisés, à la réputation ricochets, d’un public conquit à ses fariboles. Père était d’autant plus hilare et flatté que ses fans étaient exclusivement composés de gente féminine. Ah ! Lala ! Qu’il était fier ! Et aux anges, lorsque l’une de ses admiratrices l’invitait, en fin de parcours, à boire un coup chez Vescu !
Ces femmes légèrement vêtues à la continentale, en couleurs, parfumées, pomponnées, maquillées, portant lunettes fumées sur le bout nez, devaient le faire rêver. Je vous assure, on sentait le bonheur l’envahir après les hivers maussades sans voir le moindre pied aérien comme dans un ballet, sans le moindre esprit radieux ou léger qu’engendre généralement l’escapade estivale sous la farandole des martinets en folie autour du clocher. C’était sa plus belle saison.
Sa réputation franchit, un jour, les frontières du village lorsqu’on lui proposa de poser pour un photographe, juste dans le virage de l’église, tout un symbole pour lui, afin de tirer carte postale. Il avait l’impression d’être plus connu qu’un préfet, que dis-je ? Le Kennedy local, sans passer par le scrutin, évidemment.
Avec une telle exposition, inespérée pour lui, il pouvait désormais mourir tranquille.
Il est venu passer un peu de temps chez moi durant la période hivernale sur le continent, surtout en fin de vie. Il s’expatriait volontiers mais ce n’était plus le poisson dans l’eau que je connaissais, il n’aimait pas trop être dans un bocal. On avait l’impression qu’il perdait tous ses repères se croyant obligé d’afficher perpétuellement une mine très sérieuse. Il avait perdu sa bonhommie, son sourire s’était envolé, j’avais la certitude qu’il ne devait pas s’attarder par ici s’il en perdait son âme. Parfois, il semblait émerveillé par des choses extravagantes que l’on trouve dans ces endroits et dont il ne soupçonnait pas l’existence. Quelques-fois étonné, presque incrédule lorsqu’il voyait du raisin dans un cageot au mois de mars. Il n’imaginait pas que ces grosses grappes aux grains fermes et rosés arrivaient par avion, hors saison, d’une contrée lointaine.
Je fus définitivement convaincu qu’il ne devait pas rester trop longtemps hors de son biotope, le jour où nous dûmes appeler un médecin. En apprenant sa venue, il s’était couché car un malade debout, ça ne fait pas sérieux. Chez ces gens-là on ne dérange pas le toubib si l’on n’est pas en pathologie visible. Alors, il a filé au lit, le drap jusque sur le nez et la mine triste. Il était redevenu un enfant, le voir régresser ainsi ne me plaisait guère.
Les deux fois où je l’ai un peu retrouvé comme à ses plus beaux jours m’ont rendu un peu d’espoir.
Un jour, des cousins installés en région parisienne étaient venus le voir et lui proposèrent de visiter le château de Versailles. Il ne se sentait pas à l’aise dans ses escarpins de ville, habitué aux brodequins de travail. Il hésita un instant puis se souvint que le voisin de palier laissait ses charentaises devant sa porte, il vérifia avant de se décider. Il enfila les pantoufles garées devant l’entrée et partit sans prendre de ticket, en pantlibs’ ancêtres du vélib’ . Peu lui importait de savoir si le voisin était absent pour la journée ou non. Il effectua sa visite en chaussons de coin du feu une bonne partie de l’après-midi. Les fastes du roi Soleil l’avaient émerveillé, c’était la première fois qu’il mettait ses pieds tuméfiés dans l’Histoire de France.
Un autre jour, nous étions invités à déjeuner chez un vieil ami. Papa avait été installé en bout de table sur une chaise de camping en toile car le vieux célibataire n’avait que quatre sièges. Père était sérieux comme un pape et muet comme une carpe. Les invités l’interpellaient, il ne branchait pas. Ma mère l’avait coaché de ne piper mot en français qu’il ne maîtrisait point. Son mutisme étonnait la tablée, on se demandait pourquoi il ne réagissait pas aux interpellations amicales.
J’ai fini par le convaincre de raconter une histoire pour le débrider un peu. Il a aussitôt retrouvé son sourire et son esprit s’est évadé illico dans son village. J’ai vu à ses yeux et au plaisir de raconter, qu’il avait voyagé pour se retrouver dans son quartier de la Navaggia. Là, on ne pouvait plus le déloger, le brider, il était enfin libre plus que libéré. Il semblait regarder dans le vague sans voir personne, totalement transmuté dans son élément. Il venait d’enclencher une anecdote en la racontant en corse sans se rendre compte que personne ne le comprenait, fors moi.
Autour de la table ce n’étaient qu’éclats des rires, fous rires pour certains, à en pleurer. Père était tout heureux de constater que son histoire provoquait une telle hilarité irrépressible. Lorsqu’il s’est arrêté pour rire à son tour ce fut un tonnerre d’applaudissements… Papa ne s’était pas rendu compte que son auditoire réagissait au comique de situation qu’il venait de générer et non à son récit. Il se trémoussa de joie débridée sur sa chaise fatiguée par les sorties à la campagne, la toile céda sous son poids et père se retrouva sous la table. Le public à nouveau survolté se déchaîna applaudissant à tout rompre.
Il venait de réussir sa plus mémorable des sorties de scène.
Celle-là, pensa-t-il, je vais la raconter encore quelques fois… Au moins tout le monde s’est bidonné. Quant au clou du spectacle… il se garda bien de ne plus jamais chahuter une chaise pliante de camping. Les bonnes vieilles chaises de chez nous sont bien plus sûres… Quoique ! Lorsque la paille est fatiguée et que les sièges sont hors d’âge, mieux se tenir tranquille aussi…
Image en titre : Lors de sa première escapade à Marseille, le voici costumé comme un gangster de la bande à Al Capone, avec son beau frère mari de sa sœur. A la ville, il se montrait toujours trop sérieux, c’était son côté « il faut être présentable ». (Il est à gauche)
Comme dans la série Martine… voici des histoires que j’aurais pu raconter aussi.
Magnifique de drôlerie et de tendresse 🙂
Almanito a bien exprimé ce qui se dégage de ce petit récit.
Un bien joli récit, tendre et nostalgique.
On ne s’en lasse pas…
Bonne fin de soirée.
Bon, demain des anecdotes de pétanque au village 😉
Merci Chat, bonne soirée également, ici elle commence 🙂
Super 😊