Ou la bénédiction des maisons.
Au milieu du siècle dernier, la vie dans nos quartiers et autour de l’église s’accompagnait toujours d’anecdotes. Des petits faits qui restaient confidentiels, connus des seules personnes impliquées. Les récits successifs, narrés et renarrés, galvaudent et déforment la réalité en renforçant le côté comique. Il reste toujours un grand fond de réalité… Ces points de repères fixaient à leur manière les us et coutumes de l’époque pour perpétuer leur mémoire.
Quelques décennies plus tard, ils révèlent encore le mode de vie d’alors.
Le récit, ici relaté, est un ressenti personnel avec ses limites, ses approximations, ses insuffisances.
Je m’en souviens encore…
J’étais un enfant de cœur assidu.
Je vivais avec ma tante, veuve de guerre, sacristine installée, préposée au son des cloches, à la préparation des messes, elle prenait la suite de ses parents.
Virtuose de la corde à réveiller le bourdon, à libérer la volée du dimanche, je la regardais, vingt mètres plus bas, actionnant les lianes qui tombaient du ciel. Deux cordes à bras, une troisième serpentait autour de sa jambe droite et en cadence dont elle avait le secret, trois cloches tintaient de concert.
C’est elle qui sonnait le glas lorsqu’un villageois quittait ce monde. Les habitants intrigués s’interrogeaient : « Tiens c’est Marie, quelqu’un est parti… » et chacun partait aux nouvelles.
Le clocher était la boussole du monde lévianais, visible presque de chaque quartier.
Tante était un paradoxe pour l’époque, elle s’occupait du cinéma aussi et son comportement de bigote changeait complètement devant le grand écran. Elle faisait moult génuflexions en se signant à chaque passage devant l’autel et se lâchait en regardant un film. Dans la pénombre d’une salle obscure, elle commentait à haute voix les scènes coquines déclenchant l’hilarité générale. Ces rires appuyés l’encourageaient, elle rebelotait volontiers.
Je nageais dans un obscurantisme sévère et c’est sans doute de cela que je puisais un peu de lumière. Tante était très aimante et me gâtait.
Elle sermonnait le Père-Noël lorsqu’il négligeait la cheminée de la chaumière familiale (la demeure de mes parents) et appelait à la rescousse le petit jésus, le jour de l’an.
Elle me rassurait en disant que j’étais comme les autres, un cadeau tombé du ciel m’attendait au pied du lit le premier janvier qui suivait un Noël raté. Elle veillait avec ses lanternes obscures en filigrane au-dessus de ma tête. Une lueur blafarde mais suffisante pour m’éclairer le chemin car tous ces mystères m’interpellaient.
Je l’observais et j’apprenais la vie. Je méditais sans rien révéler aux autres.
Je réalise, seulement aujourd’hui que je fréquentais assidûment la maison de dieu sans jamais avoir été un vrai croyant. Je crois que le doute m’a toujours habité. Tout m’étonnait mais de manière subliminale seulement, je n’en pris conscience que beaucoup plus tard.
La période pascale était très riche en évènements.
Le samedi saint, après la messe de minuit, des salves de coups de fusils déchiraient la nuit sans étonner personne. Elles étaient censées annoncer la résurrection du Christ. C’était une tradition et ça perdure encore.
Sur la place de l’église, on allumait le feu destiné à la consécration de l’eau bénite nouvelle. Une eau salvatrice, bienfaitrice, destinée à protéger qui se trouvait à proximité de bénitier ou à portée de goupillon. La production du soir était suffisante pour asperger le croyant durant l’année à venir.
Tout le monde n’était pas d’accord sur ce réveil au milieu de la nuit, certains ne sortaient leur escopette que le lendemain pour célébrer le même évènement aux alentours de dix heures. La polémique sur le jour et l’heure du réveil du Christ battait son plein…
Durant la messe qui précédait la bénédiction de l’eau, certains tenaient un flacon, au plus une bouteille, pour leur réserve personnelle. Ils profitaient de l’occasion pour transformer leur flotte ordinaire en eau sacrée. Le liquide miraculeux servait à mes grands-parents (comme à d’autres) pour réveiller le cochon lorsqu’ils le voyaient mal en point, somnolant dans sa porcherie. Le suidé était un bien précieux qui nourrissait toute une famille durant une bonne partie de l’année, sous forme de charcuterie, et sa perte annonçait des jours difficiles. Le sauvetage s’accompagnait d’une bonne saignée en coupant l’oreille du porcin. Le liquide salvateur était le médicament du pauvre, le dernier recours pour tenter de sauver la bête nourricière. Hélas, ça ne marchait pas à tous les coups et lorsque l’animal se rétablissait, on évoquait le saint esprit en H2O.
Ànghjulu, le voisin ne mettait jamais les pieds à l’église. On le voyait une fois l’an, le samedi saint, avec une bombonne de cinq litres. A ma connaissance, c’était le seul qui trimbalait un récipient aussi volumineux. En cas de catastrophe, le curé aurait pu se tourner vers lui pour un dépannage. Une si grande quantité d’eau bénite pour un simple particulier ne relevait plus de l’usage occasionnel de quelques gouttes bienfaitrices. Ce fut un mystère car il n’en faisait ni partage ni commerce. Il s’arrêtait sur l’une des premières travées en rentrant à l’église et s’asseyait toujours à la même place en bout de rang côté nef. Il posait sa dame-jeanne à ses pieds en débordant sur le passage qui mène à l’autel. Le regard fixé sur le tabernacle, il palpait à l’aveuglette de temps en temps pour s’assurer que sa bonbonne était encore là. Lorsqu’il paraissait bien absorbé par la messe, quelques facétieux qui s’étaient placés derrière lui, se passaient la bonbonne de mains en mains pour la poser à l’autre bout du rang. Peu habitué au silence de l’église, notre croyant d’un jour, se mettait à hurler lorsque sa main baladeuse l’avertissait que sa grosse bouteille avait disparu. Les oisifs d’un soir étaient des facétieux, coutumiers des coups déplacés.
Ils se rendaient à l’office de temps en temps, non pour prier mais pour s’amuser. D’ordinaire, mais de manière espacée pour ne pas éveiller les soupçons, ils mettaient de l’encre (à l’époque on trouvait facilement des encriers dont l’usage était courant) dans le bénitier du pilier situé juste à l’entrée gauche de l’église. Les personnes qui trempaient leurs doigts pour se signer se regardaient d’un air interrogateur voyant le voisin frappé de quatre tâches : sur le front, du côté des épaules et sur la poitrine. Cela ne faisait pas rire tout le monde… Les chemisiers blancs que les dames sortaient pour la messe dominicale en portaient parfois les stigmates indélébiles.
Les plus méfiants des fidèles, sans doute échaudés, humaient les vapeurs du bénitier avant d’y tremper les doigts car parfois les plaisantins allaient plus loin dans la bêtise…
La réserve annuelle était prête, u binidittu pouvait commencer les jours qui suivaient le Lundi de Pâques.
Le chanoine Lungheretti avait ses préférés pour faire la tournée. En général, il choisissait les plus « méritants », ceux qui s’étaient montrés assidus aux messes matinales, de toute heure et de toute importance. Parfois, un remplaçant ou deux accompagnaient pour faire l’apprentissage ou pour encourager leur constance à l’église, mais cela restait rare. A ce jeu, Antoine mon ami et moi étions imbattables. C’était un peu notre période Messi, nous décrochions souvent le bénitier d’or 🙂
On se retrouvait en doublette attitrée, l’un portant le bénitier et sa réserve d’eau et l’autre la sacoche à soufflet pour récolter les offrandes en monnaie sonnante et trébuchante mais aussi en billets plus silencieux. De retour à l’église, le prêtre nous récompensait, selon la recette du jour, plus ou moins généreusement. C’était très appréciable pour faire un tour chez Madame Idda et tirer quelques nougats « gagnants ou perdants » pouvant nous donner accès au gros lot qui était l’enjeu de la boîte.
U binidittu durait quelques jours. Le village est très étendu et à l’époque les maisons étaient presque toutes habitées. L’homme d’église avait son plan bien établi et procédait quartier par quartier.
Les gens étaient avertis du passage. Ceux qui attendaient la bénédiction, patientaient sagement dans la pièce principale, la table revêtue de sa plus belle nappe, les chaises bien rangées, le devant de la cheminée nickel, un ordre parfait qui n’était pas habituel. Dès que le curé psalmodiait ses paroles d’Evangile à peine arrivé sur le seuil, toujours entamées dans la première foulée à l’entrée de la maison, les dames généralement seules, hors les plus âgés des hommes, se levaient, les mains jointes et la tête basse suivant la bénédiction jusque dans les chambres. L’envoyé de Dieu procédait toujours ainsi, sans laisser le moindre temps de réaction. De la sorte les gens étaient plongés instantanément dans le recueillement et l’impact était imparable : ils ne pouvaient que s’incliner.
S’il y avait un malade ou une personne handicapée dans le foyer, le prêtre n’était pas avare de son eau bénite aspergeant et prodiguant force prières. Dès qu’il tournait les talons, celui qui portait la sacoche en accordéon, l’entrouvrait en détournant le regard pour garantir la discrétion de l’offrande. Sur le pas de la porte, un sourire et un mot rapide puis le chanoine filait car le chemin était encore long.
Les athées ne souhaitaient pas la bénédiction, ils étaient connus et le curé passait sans s’arrêter. Parfois pour des raisons qui leur étaient propres cette année-là, certains gardaient porte close, cachés dans la chambre. Le voisin était chargé d’annoncer l’absence. Le prêtre n’était pas dupe mais ne disait rien. Il n’était pas rare, dès que l’aube blanche et l’étole apparaissaient par surprise au bout de la ruelle, de voir des personnes fuir et s’enfermer à double tour… Quelques toc…toc, sans insister, juste pour vérifier si la bénédiction était désirée et l’homme de Dieu nous faisait signe de passer à côté.
U binidittu existe toujours, il est assuré par des moines ou des curés venus d’ailleurs, notamment du couvent Saint Damien de Sartène.
J’ignore si l’assiduité est la même que naguère, à cette période, les quartiers sont plutôt déserts…
Je crois que parmi tous les enfants élevés dans la tradition religieuse, très peu avaient la foi… Cela vient plus tard, ou pas.
Ces traditions se perdent mais il y a quelques années, 10, 15 ans peut-être, j’ai vu le pauvre prêtre monter tous les escaliers de la vieille ville…pour trouver porte fermée la plupart du temps…Mais cela existe néanmoins toujours sauf que maintenant il ne se rend plus que chez ses fidèles.
Les coups de fusils par contre, je ne les entends qu’au 1er janvier à minuit, et pour peu que l’on ait un voisin au-dessous qui pratique la tradition, mieux vaut ne pas mettre le nez à la fenêtre à ce moment-là 😉
Et les tuiles s’en souviennent 😉
Surtout que sur le coup de minuit, la soirée est déjà bien arrosée 😉
🙂
J’ai des anecdotes croustillantes à ce sujet… Passemmu, passemmu.