Un regard dans l’abîme.

Je lui rendais visite assez souvent.

D’ordinaire, ses yeux se perdaient dans le vague, elle semblait me regarder sans me voir. Un balayage furtif qui ne s’attardait plus sur mon visage, il fuyait ou passait à la hâte sans remarquer que j’étais une figure familière.

Cette fois-ci, je pensais qu’elle avait une lueur de lucidité. Ses yeux grands ouverts, semblables à ceux d’un lémurien surpris par le passage d’un intrus, m’observaient avec une insistance, une profondeur qu’elle n’avait jamais manifestée jusque-là. Profondément insistante.
Je voyais bien qu’elle cherchait à comprendre, à savoir qui j’étais. Mon expression, puisque je ne disais rien, l’intriguait intensément. Elle se creusait l’esprit pour m’identifier mais ses neurones mal connectés ne parvenaient plus à faire circuler les informations utiles. La fatigue prenait le dessus, elle abandonnait sans savoir. Sans savoir qu’elle cherchait à comprendre.
Elle ne commandait plus rien, totalement livrée au logiciel, devenu déficient, de son cerveau.

A plusieurs reprises, elle insista. Des instants brefs.
Dans sa tête, un conflit énorme s’était installé. Le vague insondable, ses pensées perdues, se heurtaient à l’impression du déjà vu, l’impression de connaître et c’est ce flou qui prenait le dessus. Elle baissait le regard pour s’en aller ailleurs, les pensées en vadrouille.
Les souvenirs s’étaient évadés. Le prime abord la frappait, l’interpellait un bref instant puis s’estompait. L’effet de surprise réveillait une lointaine souvenance vite délayée dans l’oubli aux commandes de son esprit. Un oubli déjà bien installé.

Elle ne savait plus qui elle était, qui j’étais, qui nous étions.

Toutes ces années s’étaient perdues dans un abîme profond. La froideur de l’océan les avait englouties, étouffées à jamais. Plus rien ne reviendra, le temps s’était égaré, tout était définitivement perdu pour elle.

Un brouillard épais, des nuages orangés invitaient à l’onirisme, très lourds et inquiétants, roulaient dans le ciel comme un rouleau compresseur écrasant les émotions et les états d’âmes.

Maman ne me reconnaissait plus. Une distance sidérale s’était installée entre nous, mes élans se perdaient dans une galaxie remplie d’étoiles qui ne clignotaient plus pour elle. Elle était partie en voyage dans sa voie lactée, frôlant les astres, ballotée, se brûlant au passage ou se perdant entre la grande et la petite ourse. Je la voyais embarquée sur un souffle sidéral qui la promenait dans l’univers de l’oubli. Un univers qui se fiche des années passées, un univers ignorant l’avenir. Un univers qui avale le présent, a-humain pour ceux qu’il embarque et inhumain pour ceux qui restent.

Comment est-ce possible ? La personne qui vous a enfanté vous abandonne comme si nous avions toujours été des étrangers.

Au moment des adieux, au moment de se regarder une ultime fois dans les yeux pour se dire un dernier mot, tout s’était enfui laissant un vide abyssal entre nous. C’était la fin d’une vie mal finie, inachevée, sans glas, sans au-revoir et sans sourire.

Une étrange affaire desorchestrée par des neurones devenus fous, incohérents, sous l’influence d’une anarchie cérébrale qui chante l’oubli.

Le visage de l’oubli.

C’est dans ces tourbillons que se perdent les âmes.

4 Comments

  1. Il me semblait avoir déjà lu ce texte (peut-être en vagabondant entre les pages de votre blog)
    Terriblement poignant, je sais ce que l’on ressent lorsqu’un parent semble vous avoir oublié…

    1. Il fait partie de ces anciens textes de l’ancien blog, reversés ici et sortis en mauvais état souvent, et sans les images surtout.
      Des sauvetages en somme et certains, comme celui-ci, je ne souhaite pas les perdre.
      Je les retravaille un peu lorsque l’humeur me le dicte…
      Un temps j’ai signalé ces reprises, je ne le fais plus 🙂

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *