La gabardine. Les savonnettes.

J’avais vingt ans.

Avec mon bac scientifique en poche, j’avais atteint mon bâton de maréchal et m’apprêtais à vivre entre mes parents le reste de mon âge. C’est-à-dire me contenter de toute proposition de travail sur place, dans mon village natal ou dans les environs immédiats. Par une sorte de fatalisme ambiant, je pensais que la vie m’avait conduit à mon apogée de savoir. Comme une chance n’arrive jamais toute seule, encore une, toute chaude, allait tomber du ciel.

Nous ne disposions pas d’un téléphone à domicile. Nous étions au début d’un mois d’octobre. Une estafette « mandatée » par mon ancien lycée m’informa qu’un poste de surveillant m’attendait si je le souhaitais.

On ne refuse pas une telle opportunité, la chance se saisit au premier passage. Il n’est jamais certain qu’elle repassera par là comme le furet de la chanson.

Dans l’urgence, la réalité me rappela aussitôt ma condition. Si je possédais quelques effets modestes, ils s’avéraient nettement insuffisants pour assurer le sérieux de ma toute première fonction. Se présenter correctement vêtu pour faire bonne impression, semblait la moindre des choses. Chez nous les démunis, on fait honneur aux autres. La nouvelle se répandit rapidement dans la famille et le voisinage. Un cousin, de taille sensiblement équivalente à la mienne, fraîchement rentré du continent, me proposa son costume pour ma présentation à l’embauche. Et comme si cela ne suffisait pas, pour faire encore plus sérieux, un ami de la famille, nettement plus grand que moi, me prêta sa gabardine. Moins on en a, plus on en empile. Mieux vaut mettre tous les atouts de son côté, pensait-on dans la chaumière. Nous faisions des essais, ma mère ajustait une épaule, mon père assis devant la cheminée souriait et ma grand-mère savourait… Grand-père était myope, il se contentait d’écouter les différents avis et riait de plaisir. J’étais le mannequin vedette du jour. Je semblais au top, l’effet visuel était réussi, si j’en jugeais par le regard des autres. J’allais et je venais dans la salle à manger, je tentais un tour de table pour faire moins linéaire, le buste bien redressé et la tête haute… pour une fois. C’était notre première expérience de mannequinat, nous n’avions aucun recul, aucune objectivité sur l’effet produit… L’habit semblait faire le moine, j’étais parfait aux yeux de tous. Vous imaginez la joie dans la maisonnée, j’allais avoir un emploi qui ne ressemblait à aucun autre dans la famille.

C’est donc affublé de ce « prêt à porter » pas facile à porter pour tout le monde, bâché d’une gabardine hors taille mais qui complétait bien l’effet de sérieux, que je me rendis au lycée situé à trente kilomètres du village.

Fort sérieux pensai-je, or ce fut de ridicule que j’allais me couvrir.

En me présentant au bureau de la surveillance générale, je fus « accueilli » par une personne inconnue. J’avais quitté le lycée de fraîche date et connaissais l’ensemble du personnel. L’effet fut immédiat. A son sourire proche du rire difficilement contenu, je compris que le DRH de circonstance s’en prenait à ma gabardine dont les manches trop longues laissaient juste apparaître le bout des doigts. En outre, elle balayait le carrelage ramassant tous les moutons qui traînaient sur le sol.

Sans trop me précipiter, pour mettre fin à la lueur moqueuse qui illuminait ses yeux, je me débarrassai de cette gabardine pour la pendre à mon bras gauche … et là, c’est carrément un éclat de rire qui se libéra. Je venais de me dévoiler dans un costume qui manifestement n’était pas taillé pour moi. Nous n’y avions vu que du feu dans l’enthousiasme familial, cet inconnu ne m’aurait laissé aucune chance lors d’un défilé de mode excentrique.

Ce fut ma première apparition devant Toussaint et c’est peut-être cette allure « pied nickelé » probablement touchante qui fit tilt dans sa tête : cet homme est devenu mon meilleur ami.

A la fin de l’année scolaire, il devait rejoindre son épouse à Nice. Il savait que je n’avais pas les moyens financiers pour poursuivre mes études. Et voici ce qu’il me dit : « Ce n’est pas possible que tu t’arrêtes là, tu as un potentiel, je vais t’aider… Je t’emmène avec moi. » Il m’a ramené chez lui, dans ses bagages pour que je goûte à l’université. Mon esprit n’était pas préparé à cette éventualité … Dans la ville de Nice, je ne vis que des étoiles, un monde nouveau allait s’ouvrir à moi.

Avec cette rencontre, c’est toute ma vie qui se trouvait bouleversée. Je suis passé du néant au monde vivant : une autre belle histoire allait commencer. Ce fut une histoire pleine de vie et de surprises…

Je ne pouvais décemment rester indéfiniment chez lui. Au bout d’un mois, je fus transféré dans un hôtel de l’Avenue Jean Médecin.

C’est dans cet endroit que je fis connaissance avec un travesti sans le savoir. Il me faisait assidument la cour sans que je ne me rende compte de rien. Bien fardé, pomponné, petit sac à main du dernier cri, bref autant de détails qui auraient pu mettre en garde un jeune homme du continent, je n’y ai vu que du feu. J’ignorais l’existence de tels personnages. La rencontre fut brève, mi affolé, mi en colère, celui qui souhaitait accoquiner nos plaisirs, prit ses cliques et ses claques et n’attendit pas la suite. Son approche avait duré une semaine, peut-être sentis-je tricherie sur la proposition pour retarder la rencontre…

Puis je disparus quelques mois de toute civilisation sans que personne ne sache où j’étais, on me recherchait.

A mon retour à la vie ordinaire, Toussaint se mit en recherche de travail. Puisque le travail ne venait pas à moi, il se chargea de me conduire à lui…

Les savonnettes

En ces années estudiantines, je vivais un peu au jour le jour. Je fréquentais un bar sur le chemin de la fac. Les propriétaires avaient bien compris mon mode de vie du moment et se montraient, discrètement, très attentifs. Ils me réservaient une table dans un coin, un peu à l’écart, avec deux chaises, une pour moi et l’autre pour un éventuel visiteur. Dès qu’ils me voyaient arriver, ils savaient que c’était un blanc doux suivi d’un œuf mayonnaise avec un peu de salade autour. Un seul, coupé en deux, on disait deux œufs mayonnaises à tort. C’était tout ce que je pouvais payer. Parfois, ils me servaient une blanquette de veau sans prendre mon avis, c’était mon jour de cocagne. Tout se faisait sans un mot, juste un regard ou un sourire et rien d’autre. Je me souviens d’un jour, sortant de « Chez Jacques », la tête basse, j’ai croisé une fille qui était dans le même amphithéâtre que moi. On ne s’était jamais parlé mais nous nous connaissions de vue. J’ai filé sans un regard et sans un mot. Je n’étais pas « un foudre de guerre », plutôt timide bien que branché sur la gente féminine, comme ça tombait. S’il y avait ippon, cela venait toujours d’une prise efficace féminine. Sacrées filles !  Elle m’a interpellé : « Alors, on bêche ? » Je ne connaissais pas cette expression qui signifie snober. Je l’ai regardée, un peu interloqué, m’interrogeant sur le sens de son interpellation puis sans rien dire, j’ai foncé tête rebaissée. Je me demandais ce que je faisais là et rêvais de retourner dans mon quartier au fond du village où seul mon père bêchait… Le temps était morose.

Toussaint se souciait de me trouver un boulot. Tous les matins très tôt, il épluchait les petites annonces. Chez nous, au village, on s’informait auprès de connaissances, on ne fouillait pas les offres d’emploi qui du reste n’existaient pas dans notre région.

Un matin, il m’annonça, presque triomphant, « Ça y est, je t’ai trouvé du travail mais il faut faire vite ! » Presque séance tenante, bien avant huit heures, nous sommes partis en 2cv en direction d’un quartier niçois que je ne connaissais pas. J’ignorais la nature de l’offre. Nous étions cinq ou six en attente devant une porte d’immeuble au rez-de-chaussée. A mon tour, Toussaint, bien décidé à me faire trouver travail, me poussa pour que je ne me laisse pas voler ma place.

C’était une pièce ordinaire d’une quinzaine de mètres carrés aux murs nus, en ciment brut. Pas la moindre trace de peinture. Aucune affiche, aucun décor. Un bureau rudimentaire qui semblait avoir été posé à la hâte habillait un coin, un homme assis me salua mécaniquement sans bouger de sa place. Il récita, comme on psalmodie une prière, une sorte d’explication expéditive. Visiblement, il n’avait rien à cirer des différents états d’âmes, ici on va droit au but comme à l’OM. Je n’ai rien compris. Le bonimenteur sortit un carton rempli de produits divers et me dit « Voilà, ça fait quatre cents francs ! » Je n’avais pas un sou sur moi. C’est Toussaint qui avança la somme. J’étais encore sonné et absolument pas préparé pour ce genre d’exercice. On m’embarqua dans une fourgonnette pour me déposer dans un quartier inconnu. Là, je devais faire du porte à porte pour vendre des savonnettes le double de ce qu’elles m’avaient coûté.
Elémentaire ! Toutes les portes me claquaient au nez. Pas une ne fut hospitalière. Lorsque mon ami me vit sortir de l’immeuble, la queue basse et au bord des larmes, il me sermonna un moment, récupéra le lot d’échantillons et en une matinée vendit tous les produits à des amis ou à des connaissances. Rebondissant d’amis en connaissances d’amis, le tour était rapidement bouclé. Ce n’était pas de la mauvaise volonté de ma part, la vente est le pire métier pour moi. Je sais peut-être me vendre, mais je suis incapable de vendre quelque chose.

Quarante ans plus tard, Toussaint qui me disait toujours « Si tu attends que le travail vienne te chercher dans le lit… » me prit à part et me demanda pardon.
Nous étions à Sollacaro, son village. S’adressant à des amis qui discutaient avec lui, il déclara : « Vous voyez celui-là, c’est mon ami. Un jour, je l’ai obligé à vendre. Quel imbécile j’étais ! Eru tontu ! (J’étais fou !) » Nous nous sommes regardés, un regard rétrospectif, je crois que toute notre histoire a défilé en quelques secondes.
Après cet épisode du démarcheur ne sachant pas démarcher, nous étions loin d’imaginer que quelques mois plus tard, le travail allait venir me chercher et me trouver à la maison, presque dans mon lit, d’une manière tant originale qu’inattendue.

Vous trouverez cette anecdote surprenante en lisant le texte «Pisser dans une contrebasse».

Photo. « Des lustres et des lustres » (périodes de cinq années) pour signifier le temps passé. Une inflorescence de carotte sauvage.

2 Comments

  1. L’illustration est parfaite pour l’histoire, c’est un peu le potiron changé en carrosse de Cendrillon 😉
    Je connaissais le début, l’histoire de l’accoutrement que je lis entre sourire et larmes…
    Vous n’étiez pas fait pour vendre des savonnettes, c’est certain, un travail beaucoup plus utile vous attendait, heureusement!

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