Photo en titre : Dans la nuit d’un Vendredi Saint, Levie illuminé, avec le quartier Olmiccia aux premières loges, tout au fond l’Insorito.
Grand-mère se sentait vieillir et faiblir. C’était une croyante qui ne mettait jamais les pieds à l’église. Elle exerçait sa relation avec Dieu à sa manière sans déranger personne et sans ostentation. Elle vivait sa foi dans son esprit et l’appliquait dans ses comportements avec les autres. Elle était d’une grande bonté, plutôt d’une grande sagesse. Rien ne lui échappait, elle réglait les travers de ce monde avec calme et circonspection, de sorte que personne n’osait s’opposer à elle. On l’écoutait et on sortait rasséréné d’une explication avec celle qui incarnait l’équilibre de la famille. Un comportement capable d’apaiser les conflits d’ici-bas. J’ai gardé le souvenir d’une femme de bien, d’une douceur infinie.
Elle ne se plaignait jamais.
Depuis une semaine, je la sentais triste. Vendredi Saint approchait à grands pas. Assise devant la cheminée, elle m’avoua :
-Quist’annu ùn vidarraghju mica u Christu, mi pari che sogu à a fini !
( Cette année, je ne verrai pas le Christ, je crois que c’est la fin. )
Avec la bénédiction des maisons plus tard, après Pâques, le Vendredi Saint était son seul contact avec le crucifié. Chaque année, un reposoir tout blanc avec un gros coussin était installé à Piazza di Coddu, lieu de rendez-vous de la Navaggia avec le Christ sur sa croix. Les femmes patientaient à la lueur des bougies, bien avant l’annonce du passage de la procession. Grand-mère n’avait plus la force de se rendre sur la place située cinquante mètres plus haut. Le parcours cahoteux, trop difficile pour elle, lui semblait impraticable.
Le premier reposoir que l’on disait reposoir de Julie était installé au quartier Carianonu juste devant sa porte. Un rituel immuable, avant de quitter l’endroit, le curé et les porteurs de la croix pénétraient dans la petite maison. Ils entraient dans une chambre étroite pour présenter le Christ à Lìla une dame handicapée qui passait sa vie allongée dans un lit. Vous imaginez son bonheur lorsque son petit coin, perpétuellement plongé dans la pénombre, s’éclairait soudain d’une lumière vive et qu’apparaissait le crucifié dans son linceul blanc. Elle trouvait un peu de force pour se soulever et l’embrasser avec une vive émotion. Puis le cortège reprenait le chemin des quartiers, parcourant des sentiers chaotiques éclairés par les bougies posées sur les bords des fenêtres et les seuils des maisons. On entendait entre Carianonu et la Navaggia les chants qui montaient dans la nuit lévianaise. Le passage était étroit et les escaliers en pierre de taille, qui serpentaient vers la place, compliquaient la progression des porteurs.
Cette année encore, Zézé lisait, en latin, les couplets du chant pascal, avant que les processionnaires ne reprennent le refrain en chœur. Une énergie humaine s’élevait des voix portées vers le ciel et vous prenait aux tripes. Un « Perdono mio Dio » puissant montait dans la nuit fraîche avec une telle force que le plus farouche des athées s’inclinait, parfois emboitait le pas en queue de cortège pour accompagner un instant cet appel de l’humain. Zézé était myope. Il lisait péniblement, les yeux rivés à quelques centimètres du livret en tenant la lampe toute proche du visage pour éclairer le cantique. De la sorte, il ne pouvait descendre les marches disjointes sans trébucher. Deux hommes l’avaient empoigné par chaque bras et le transportaient sans que ses pieds touchent terre, juste pour franchir cet endroit difficile. Le reste du temps, ils se contentaient de l’épauler. Trimballé, balloté dans ce passage difficile, Zézé avait du mal à suivre l’écriture. Ce soir-là, j’étais à ses côtés, je l’ai entendu lancer à la fin d’un couplet « E spampatu » *. Dans la foulée et la confusion du moment, pour terminer son vers, il clamait la première rime qui lui venait à l’esprit et tout le monde reprenait en chœur : « E spampatu » de manière mécanique. Il improvisait ainsi chaque fois que la lecture se révélait impossible sur un passage devenu scabreux comme pour mieux célébrer le Chemin de croix. Cette fin de couplet, bien dans le ton, passait inaperçue pour le plus grand nombre des processionnaires.
Avec mon frère, nous avions transporté grand-mère, dans les bras, jusque devant le reposoir bien avant l’arrivée de la croix. Elle était assise aux premières loges pour embrasser encore une fois celui qu’elle ne voyait qu’en période pascale et qui l’aidait secrètement dans ses moments difficiles. J’avais compris qu’elle ne devait pas manquer cette étape importante pour elle. Ce soir-là, elle a dormi paisiblement et sa vie s’est prolongée normalement. Elle n’en parlait plus. Je suis sûr qu’elle se serait abandonnée à la dépression si le Christ était passé sans la voir.
On peut accompagner les gens sans les déranger dans leurs croyances. On se forge une vie comme on peut, ce serait formidable si chacun respectait l’intime persuasion de son prochain. J’étais déjà agnostique, j’ai compris ce jour-là, l’importance que revêt l’attention portée à l’autre sans empiéter sur sa foi. Peu importe la différence entre le croire et le savoir lorsque la foi vous aide à vivre. Si la conviction qui sollicite le savoir passe par la raison et l’analyse, la persuasion, plus spontanée, s’impose par des raisons plus secrètes enfouies au plus profond de chacun.
Rien n’est plus grand que le respect de la personne qui nous accompagne sur le chemin de la vie… On y voyage tous avec des raisons qui dépassent la raison…
*Spampatu, spampanatu = épanoui ?
Voici une recette typique que grand-mère concoctait chaque Vendredi Saint.
La veille, réaliser une sauce tomate avec une fondue d’oignons.
A la cocotte, avancer la cuisson de haricots secs (Soisson, cocos blancs ou rouges).
Le lendemain, finir la cuisson à petit feu dans la sauce tomate et pocher de la morue dessalée, juste quelques minutes avant la fin. Arrêter lorsque le poisson se détache en lamelles brillantes. Saler à ce moment, ou pas, après avoir goûté. Toutes les variantes sont permises.
Voici, ci dessous, l’atmosphère du vendredi saint au village.
Bonsoir Simon ,
Belle narration d’un temps lointain où le respect des idées de nos anciens était encore présent.
Bon veneru santu e bona Pasqua a vo tutti
🙂
Bon samedi P.