Et la tantina de Burgos… Olé !

C’est presque une fable. Le scientifique et l’analphabète, deux lurons improbables comme seule la vie peut en inventer.

Il y a des personnages d’une discrétion absolue. Francis de l’Olmiccia était de ceux-là. Il a beaucoup compté pour moi sans qu’il s’en doute le moins du monde. Pendant deux ou trois ans, nous étions voisins. Mes parents, souvent en quête de location plus abordable pour le porte-monnaie familial, étaient contraints aux déménagements fréquents. C’est ainsi que nous parcourûmes quelques quartiers dans le village. On n’a rien inventé aujourd’hui, la course au logement dévolue aux familles modestes est une vieille histoire.

Nous avions pris logis juste en face de Francis. Lui dans la maison familiale et nous locataires à quelques petits mètres, à peine séparés par une ruelle carrossable par les mulets. Je devais avoir treize ou quatorze ans, il était en terminale. Parfois, il m’invitait à le rejoindre dans sa chambre pour me faire écouter des disques. Il me reste le souvenir d’une pièce plutôt sombre dans laquelle il construisait sa vie. Un laboratoire d’idées. C’est avec lui que j’ai découvert Georges Brassens. J’avoue que je ne comprenais pas tout mais son insistance pour me faire écouter m’avait convaincu qu’il y avait matière à persévérer. Il me confiait, en outre, quelques dissertations de la section « sciences expérimentales » dont j’ai gardé le souvenir vivace. Mon rapport avec la lecture n’était pas très épanoui à cette période, j’en avais encore une approche laborieuse. Sans doute, l’état de mon esprit curieux avait-il pris quelque avance sur le piètre lecteur que j’étais. A son contact, je persévérais, je luttais à passer outre mes lacunes dues à une lecture très hésitante, sans aisance, qui ralentissait mes apprentissages livresques.

Ses écrits bien structurés avec une introduction, un développement et une conclusion nettement marqués, témoignaient d’une logique pure. C’est ce qui retint mon attention dans un premier temps. J’avais la fibre scientifique dans ses fondamentaux, en germe, sans doute.
En marge, ses dissertations aux notes canons étaient annotées de remarques à la plume rouge qui complétaient une réflexion, souvent ponctuaient une idée d’un vif compliment. J’étais impressionné par ses développements, ses analyses qui semblaient couler de source, sans effort, dans un français impeccable qui secouait mes capacités du moment. Un scientifique doublé d’un littéraire qui m’a fait connaitre en raccourci Gaston Bachelard, Spinoza, Kant et compagnie… Un pur enchantement et probablement une incitation à l’esprit scientifique sans aller aussi loin que lui, devenu très jeune ingénieur chimiste. Il est parti faire carrière, brillante j’imagine, sans qu’il en fasse étalage chaque fois qu’il venait se ressourcer parmi les siens au village natal. Notre point commun fut le passage par la terminale « sciences expérimentales » que je visais à la suite de notre rencontre.

Mon père était aux antipodes. Un homme analphabète connu pour amuser la galerie avec son tombereau et son âne Roland qui lui obéissait au doigt et à l’œil. Doué pour faire le clown comme une seconde nature, il était devenu la coqueluche des touristes, hilares devant ses facéties. Une complicité de voisinage s’installa rapidement entre ces deux hommes aux profils si éloignés.
Francis, un jeune homme d’une érudition peu commune, très discret et d’une simplicité sans chichis, d’un naturel pur, sans scories. Papa un artiste des rues sans culture, capable d’accrocher le passant par l’originalité de son être. Un artiste dans l’âme, à la communication et l’approche faciles. Ils éprouvaient tendresse l’un pour l’autre…


Les jours d’été après dix-sept heures, nos deux compères se postaient sur la petite terrasse devant notre porte d’entrée, préparaient leur batterie de fortune, une bassine en fer galvanisé et deux ou trois casseroles déjà gondolées… Un long moment de préparation, sans le moindre bruit, s’installait pour faire monter le silence en puissance. Leur présence discrète, lorsqu’ils se jetaient des regards complices pour accorder leur malice, laissait présager qu’un évènement allait se produire. Ils accordaient leurs casseroles comme d’autres leurs violons. Ils se regardaient, s’interrogeaient d’un coup de menton faisant mine d’entonner un chant sur des haussements d’épaules bien rythmés ou de battre la mesure en frôlant les ustensiles avec leurs baguettes de fortune. Ils inventaient le silence habité de bruits et de mélodies suggérés par le mime.
Lorsqu’ils jugeaient avoir atteint le paroxysme du silence, fins prêts, ils démarraient leur concert par un battement intensif très appuyé, déjà pleinement immergés dans leur parodie musicale. Pendant une bonne heure, ils passaient en revue tous les tubes de l’année. Leurs voix ricochaient sur les murs tout proches et par rebondissements successifs, s’envolaient par-dessus les toits pour enchanter l’Olmiccia. La ruelle, endormie jusque-là, s’animait progressivement.
Au hit-parade du moment, « La tantina de Burgos » faisait un carton. C’était leur tube préféré, le clou du spectacle. Le final montait crescendo dans le quartier lorsque d’autres, attirés par l’ambiance réjouissante, se joignaient à eux ou s’arrêtaient au passage pour profiter de ce moment de bonheur absolu, sans ambages et sans soucis :

Lo padre, la madre
Et douze chiquitinas
Grand padre, grand madre
Oun armée de cousinas
Yo solo travaillas
Pour qu’eux fassent la noce
Avec leurs amigos
Et la tantina de Burgos ! …Olé ! »

Boum ! Boum !

Un moment d’extravagance et de loufoquerie douce qui faisait un bien fou au plus dépressif du quartier.
A la fin du concert, ils rangeaient leur batterie de casseroles et se donnaient rendez-vous pour le lendemain. Seuls, les martinets venus passer leurs vacances au village poursuivaient leur course folle en sillonnant le ciel bleu, prenaient le relais musical emplissant les airs de leurs cris stridents.
La joie, presque le bonheur, se lisait sur les visages de nos lurons. Une complicité s’était installée entre deux hommes si différents.

J’avais envie d’évoquer Francis, un ami de mon père et pour moi, un secret ami de toujours. Je lui dois l’amorce de mon éveil aux choses de la vie.

Tous deux, sans doute réunis dans un coin de paradis, parmi d’autres amis, emplissent-ils l’Eden d’un vacarme assourdissant, un battage de casseroles célestes pour enchanter tous ceux qui sont restés trop sages…

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5 Comments

  1. Émues aux larmes de cette évocation.
    Merci.
    Jackie, Marielle et Carine

    1. Ce sont, pour moi, des moments heureux et fondateurs.
      Si la vie ressemblait à cette amitié atypique, il n’y aurait point de longs discours à faire pour faire comprendre que nous sommes tous de la même veine…
      Hélas, il n’en est pas ainsi.
      Merci à vous, d’être passées par ce blog et vous être manifestées.
      Bona sera 🙂

  2. Je reconnais bien Mon tonton Francis dans cette émouvante évocation, comme il était jeune il a été toute sa vie. Merci de cet hommage à l’homme émérite en toute simplicité qui a rempli notre enfance et celles de nos enfants de ses facéties et de sa présence. Mon bon souvenir aussi de ton père ..
    Merci de les avoir fait revivre dans cet écrit.
    Noëlle

  3. Oui, en toute simplicité, il est toujours resté égal à lui même sans jamais chercher à empiéter sur les autres.
    C’est avec plaisir que j’ai évoqué sa mémoire, j’ai toujours gardé une certaine tendresse pour lui et notre amitié était discrète.
    Merci Noelle, bonne soirée 🙂

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