Je venais d’être muté dans le nord des Yvelines. Un endroit inconnu qui me valait de quitter mon domicile à cinq heures du matin et le retrouver le soir vers vingt heures trente. Un rythme infernal à devenir fou.
Avec mon épouse, enceinte, nous étions dans le tourbillon de la vie qui nous menait de Viroflay aux Mureaux, nous passions notre vie en train avec une halte très matinale à la gare Saint Lazare à Paris. Une halte café en attendant le train suivant. La rechigne était interdite. C’était ça ou le chômage, aucune alternative possible qui soit acceptable. Nous étions résignés et silencieux. Secrets même, car il fallait faire face, trouver le temps d’enseigner, corriger, préparer les cours alors que nous voyagions par le rail, le temps qui nous restait hors de l’école.
Le coup d’bol nous a souri en rencontrant Mme Isch, la directrice de mon épouse. Annie avait souhaité la contacter avant la reprise des classes. C’était un dimanche de septembre, le temps était au déluge. Rien de bon augure. L’endroit, isolé, introuvable avec ou sans GPS. Les rares gens qui s’étaient aventurés sous la pluie nous guidaient par gestes difficiles à comprendre, vous connaissez la musique. C’était sur une colline dans un parc où la seule bâtisse était un vieux château. Sous des trombes d’eau, nous tambourinâmes à la lourde porte d’entrée en espérant êtres entendus. M. Isch vint nous ouvrir, nous invita à accéder à l’étage. Tous les deux silencieux, nous écoutions nos épouses respectives converser sur les modalités de l’école. Ce n’est qu’à la fin de l’entretien que l’homme s’adressa à moi en corse :
- Vous êtes corse ?
- Oui ! Répondis-je étonné car son nom n’avait rien de chez nous.
- Je suis d’Ajaccio, ma mère était de là-bas et je suis né dans cette cité. D’où venez-vous ?
- De Viroflay.
- Comment c’est possible ?
- Une obligation, c’est cela ou rien !
- Je suis le premier adjoint des Mureaux, je vais vous trouver un logement en ville. (Telle fut notre conversation surprise, en résumé.)
Ce fut un grand soulagement. Nous habitions un petit deux pièces dans un vieil immeuble qui sentait le temps d’avant. Tout était irrationnel et peu fonctionnel mais c’était notre refuge désormais confortable. Le bord de la fenêtre de la cuisine nous servait de frigo. C’est là que nous entreposions nos produits frais, nous venions de franchir un grand pas car les deux premières années nous n’avions pas de toilettes. La première année à Versailles, des toilettes à la turc dans un jardin, sans toit, l’hiver, nous y allions avec un parapluie. L’année suivante à Viroflay, nous devions ruser les soirs de pluie pour aller jeter notre seau dans les toilettes d’une menuiserie. Cela dura une année de plus. Dans ma jeunesse, nous allions sous le chêne le plus proche. L’hiver l’endroit n’était point passant, au printemps et l’été nous rusions pour ne pas être surpris. On s’en sortait toujours.
Juste en face de notre logement vivait Elise. Une dame qui avait dépassé la soixantaine mais qui travaillait toujours à l’éducation nationale. Maîtresse de primaire, sans doute entrée sur le tard, assurait toutes les sorties de classes vertes ou au ski. C’est ainsi qu’elle vivait pour abattre sa solitude. Elle était joyeuse et seule dans sa vie. J’avais remarqué ses « bonjour !» tonitruants chaque fois que je la croisais dans les escaliers. Je sentais qu’elle cherchait à communiquer et sans doute en quête d’amitié.
Détectant une profonde solitude, nous l’invitâmes un samedi à déjeuner avec nous. Elle se présenta avec une bouteille de vin gris. C’était son préféré. Elle était joyeuse en arrivant et encore plus avec quelques rosés dans le gosier. Grande fumeuse, elle paraissait s’embrumer de volutes cachotières. J’ai ressenti toute sa tristesse qui s’évadait autour de la table. Elle n’était plus seule, se montrait hilare en déclamant des poèmes que je venais d’écrire sur le champ et sur un bout de papier qui traînait. On aurait dit une actrice de théâtre. Elle se levait et récitait en se déplaçant dans la petite salle avec une voix tonitruante et enjouée. J’étais content de la voir ainsi libérée… A la fin du repas, vaincue par trop d’émotions dont elle avait perdu le chemin, et sans doute par trop de rosé, elle filait en gesticulant, les bras livrés au ciel, toujours déclamant :
– Je vais me coucher !
Nous vivions sur le même palier, elle avait juste deux pas à franchir pour se jeter sur son lit.
Sa vie remplie de tristesse, à la recherche d’un peu de chaleur, je n’ai jamais su le secret de sa vie.
Elle est partie sans rien dire gardant toutes ses misères au fond de son cœur. Comme un clown triste, elle riait tout le temps, sans nez rouge mais avec beaucoup d’entrain pour secouer ses non-dits. Ils tintaient souvent devant moi, jamais ils ne révélèrent la moindre émotion de son passé.
A tous, Elise semblait exquise alors qu’elle était soumise aux choses qu’on ne dit pas.
A reblogué ceci sur Les choses de la vieet a ajouté:
Je viens de tomber sur ce texte…
On ne tombe pas sur de tels textes, on les relève.
J’ai failli mettre des guillemets pour éviter les foudres 😉 et, j’ai eu la flemme.
C’est raté, Krouge veille 🙂
Parfois il n’est pas besoin de connaitre beaucoup les gens pour s’y attacher, cette petite femme triste et trop joyeuse font partie de ceux dont on se rappelle toujours…
Quand je pense que vous avez habité à 2 pas de chez moi, mais vraiment 2 pas…